connaissance amitié

Saturday, December 10, 2005

vous aimez corneille?

--- ATTENTION : CONSERVEZ CETTE LICENCE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER ---License ABU-=-=-=-=-=-Version 1.1, Aout 1999 Copyright (C) 1999 Association de Bibliophiles Universels http://abu.cnam.fr/ abu@cnam.fr La base de textes de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU)est une oeuvre de compilation, elle peut être copiée, diffusée etmodifiée dans les conditions suivantes : 1. Toute copie à des fins privées, à des fins d'illustration de l'enseignement ou de recherche scientifique est autorisée. 2. Toute diffusion ou inclusion dans une autre oeuvre doit a) soit inclure la presente licence s'appliquant a l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivee. b) soit permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement une version numérisée de chaque texte inclu, muni de la présente licence. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et de façon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documents extraits. c) permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement la version numérisée originale, munie le cas échéant des améliorations visées au paragraphe 6, si elles sont présentent dans la diffusion ou la nouvelle oeuvre. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et de façon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documents extraits. Dans tous les autres cas, la présente licence sera réputée s'appliquer à l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivée. 3. L'en-tête qui accompagne chaque fichier doit être intégralement conservée au sein de la copie. 4. La mention du producteur original doit être conservée, ainsi que celle des contributeurs ultérieurs. 5. Toute modification ultérieure, par correction d'erreurs, additions de variantes, mise en forme dans un autre format, ou autre, doit être indiquée. L'indication des diverses contributions devra être aussi précise que possible, et datée. 6. Ce copyright s'applique obligatoirement à toute amélioration par simple correction d'erreurs ou d'oublis mineurs (orthographe, phrase manquante, ...), c'est-à-dire ne correspondant pas à l'adjonction d'une autre variante connue du texte, qui devra donc comporter la présente notice. ----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU -------------------------------- --- ATTENTION : CONSERVEZ CET EN-TETE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- ----------------------- FIN DE L'EN-TETE -------------------------------- ------------------------- DEBUT DU FICHIER lecid1 --------------------------------
ACTEURS -------
Don Fernand, premier roi de Castille Dona Urraque, infante de Castille Don Diègue, père de don Rodrigue Don Gomès, comte de Gormas, père de Chimène Don Rodrigue, amant de Chimène Don Sanche, amoureux de Chimène Don Arias, gentilhomme castillan Don Alonse, gentilhomme castillan Chimène, fille de don Gomès Léonor, gouvernante de l'infante Elvire, gouvernante de Chimène Un page de l'infante
ACTE PREMIER ------------
SCبNE PREMIبRE - CHIMبNE, ELVIRE
CHIMبNE Elvire, m'as-tu fait un rapport bien sincère ? Ne déguises-tu rien de ce qu'a dit mon père ?
ELVIRE Tous mes sens à moi-même en sont encor charmés : Il estime Rodrigue autant que vous l'aimez, Et si je ne m'abuse à lire dans son âme, Il vous commandera de répondre à sa flamme.
CHIMبNE Dis-moi donc, je te prie, une seconde fois Ce qui te fait juger qu'il approuve mon choix ; Apprends-moi de nouveau quel espoir j'en dois prendre ; Un si charmant discours ne se peut trop entendre ; Tu ne peux trop promettre aux feux de notre amour La douce liberté de se montrer au jour. Que t'a-t-il répondu sur la secrète brigue Que font auprès de toi don Sanche et don Rodrigue ? N'as-tu point trop fait voir quelle inégalité Entre ces deux amants me penche d'un côté ?
ELVIRE Non, j'ai peint votre coeur dans une indifférence Qui n'enfle d'aucun d'eux ni détruit l'espérance, Et sans les voir d'un oeil trop sévère ou trop doux, Attends l'ordre d'un père à choisir un époux. Ce respect l'a ravi, sa bouche et son visage M'en ont donné sur l'heure un digne témoignage, Et puisqu'il vous en faut encor faire un récit, Voici d'eux et de vous ce qu'en hâte il m'a dit : « Elle est dans le devoir, tous deux sont dignes d'elle, Tous deux formés d'un sang noble, vaillant, fidèle, Jeunes, mais qui font lire aisément dans leurs yeux L'éclatante vertu de leurs braves aïeux. Don Rodrigue surtout n'a trait en son visage Qui d'un homme de coeur ne soit la haure image, Et sort d'une maison si féconde en guerriers, Qu'ils y prennent naissance au milieu des lauriers. La valeur de son père en son temps sans pareille, Tant qu'a duré sa force, a passé pour merveille ; Ses rides sur son front ont gravé ses exploits, Et nous disent encor ce qu'il fut autrefois. Je me promets du fils ce que j'ai vu du père ; Et ma fille, en un mot, peut l'aimer et me plaire. » Il allait au conseil, dont l'heure qui pressait A tranché ce discours qu'à peine il commençait ; Mais à ce peu de mots je crois que sa pensée Entre vos deux amants n'est pas fort balancée. Le roi doit à son fils élire un gouverneur, Et c'est lui que regarde un tel degré d'honneur ; Ce choix n'est pas douteux, et sa rare vaillance Ne peut souffrir qu'on craigne aucune concurrence. Comme ses hauts exploits le rendent sans égal, Dans un espoir si juste il sera sans rival ; Et puisque don Rodrigue a résolu son père Au sortir du conseil à proposer l'affaire, Je vous laisse à juger s'il prendra bien son temps, Et si tous vos désirs seront bientôt contents.
CHIMبNE Il semble toutefois que mon âme troublée Refuse cette joie, et s'en trouve accablée : Un moment donne au sort des visages divers, Et dans ce grand bonheur je crains un grand revers.
ELVIRE Vous verrez cette crainte heureusement déçue.
CHIMبNE Allons, quoi qu'il en soit, en attendre l'issue.
SCبNE II - L'INFANTE, LةONOR, UN PAGE
L'INFANTE Page, allez avertir Chimène de ma part Qu'aujourd'hui pour me voir elle attend un peu tard, Et que mon amitié se plaint de sa paresse.
(Le page rentre.)
LةONOR Madame, chaque jour même désir vous presse ; Et dans son entretien je vous vois chaque jour Demander en quel point se trouve son amour.
L'INFANTE Ce n'est pas sans sujet : je l'ai presque forcée ہ recevoir les traits dont son âme est blessée. Elle aime don Rodrigue, et le tient de ma main, Et par moi don Rodrigue a vaincu son dédain ; Ainsi de ces amants ayant formé les chaînes, Je dois prendre intérêt à voir finir leurs peines.
LةONOR Madame, toutefois parmi leurs bons succès Vous montrez un chagrin qui va jusqu'à l'excès. Cet amour, qui tous deux les comble d'allégresse, Fait-il de ce grand coeur la profonde tristesse, Et ce grand intérêt que vous prenez pour eux Vous rend-il malheureuse alors qu'ils sont heureux ? Mais je vais trop avant, et devient indiscrète.
L'INFANTE Ma tristesse redouble à la tenir secrète. ةcoute, écoute enfin comme j'ai combattu, ةcoute quels assauts brave encor ma vertu. L'amour est un tyran qui n'épargne personne : Ce jeune cavalier, cet amant que je donne, Je l'aime.
LةONOR Vous l'aimez !
L'INFANTE Mets la main sur mon coeur, Et vois comme il se trouble au nom de son vainqueur, Comme il se reconnait.
LةONOR Pardonnez-moi, madame, Si je sors du respect pour blâmer cette flamme, Une grande princesse à ce point s'oublier Que d'admettre en son coeur un simple cavalier ! Et que dirait le roi, que dirait la Castille ? Vous souvient-il encore de qui vous êtes fille ?
L'INFANTE Il m'en souvient si bien que j'épandrai mon sang, Avant que je m'abaisse à démentir mon rang. Je te répondrais bien que dans les belles âmes Le seul mérite a droit de produire des flammes ; Et si ma passion cherchait à s'excuser, Mille exemples fameux pourraient l'autoriser : Mais je n'en veux point suivre où ma gloire s'engage ; La surprise des sens n'abat point mon courage ; Et je me dis toujours qu'étant fille de roi Tout autre qu'un monarque est indigne de moi. Quand je vis que mon coeur ne pouvait se défendre, Moi-même je donnai ce que je n'osais prendre. Je mis, au lieu de moi, Chimène en ses liens, Et j'allumai leurs feux pour éteindre les miens. Ne t'étonne donc plus si mon âme gênée Avec impatience attend leur hyménée ; Tu vois que mon repos en dépend aujourd'hui. Si l'amour vit d'espoir, il perit avec lui ; C'est un feu qui s'éteint, faute de nourriture ; Et malgré la rigueur de ma triste aventure, Si Chimène a jamais Rodrigue pour mari Mon espérance est morte, et mon esprit guéri. Je souffre cependant d'un tourment incroyable. Jusques à cet hymen Rodrigue m'est aimable : Je travaille à le perdre, et le perds à regret; Et de là prend son cours mon déplaisir secret. Je vois avec chagrin que l'amour me contraigne ہ pousser des soupirs pour ce que je dédaigne ; Je sens en deux partis mon esprit divisé. Si mon courage est haut, mon coeur est embrasé. Cet hymen m'est fatal, je le crains, et souhaite : Je n'ose en espérer qu'une joie imparfaite. Ma gloire et mon amour ont pour moi tant d'appas, Que je meurs s'il s'achève ou ne s'achève pas.
LةONOR Madame, après cela je n'ai rien à vous dire, Sinon que de vos maux avec vous je soupire ; Je vous blâmais tantôt, je vous plains à présent. Mais puisque dans un mal si doux et si cuisant Votre vertu combat et son charme et sa force, En repousse l'assaut, en rejette l'amorce, Elle rendra le calme à vos esprits flottants. Espérez donc tout d'elle, et du secours du temps, Espérez tout du ciel, il a trop de justice Pour laisser la vertu dans un si long supplice.
L'INFANTE Ma plus douce espérance est de perdre l'espoir.
LE PAGE Par vos commandements Chimène vient vous voir.
L'INFANTE, (à Léonor) Allez l'entretenir en cette galerie.
LةONOR Voulez-vous demeurer dedans la rêverie ?
L'INFANTE Non, je veux seulement, malgré mon déplaisir, Remettre mon visage un peu plus à loisir. Je vous suis. Juste ciel, d'où j'attends mon remède, Mets enfin quelque borne au mal qui me possède, Assure mon repos, assure mon honneur. Dans le bonheur d'autrui je cherche mon bonheur, Cet hyménée à trois également importe ; Rends son effet plus prompt, ou mon âme plus forte. D'un lien conjugal joindre ces deux amants, C'est briser tous mes fers et finir mes tourments. Mais je tarde un peu trop, allons trouver Chimène, Et par son entretien soulager notre peine.
SCبNE III - LE COMTE, DON DIبGUE
LE COMTE Enfin vous l'emportez, et la faveur du roi Vous élève en un rang qui n'était dû qu'à moi, Il vous fait gouverneur du prince de Castille.
DON DIبGUE Cette marque d'honneur qu'il met dans ma famille Montre à tous qu'il est juste, et fait connaître assez Qu'il sait récompenser les services passés.
LE COMTE Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes : Ils peuvent se tromper comme les autres hommes ; Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans Qu'ils savent mal payer les services présents.
DON DIبGUE Ne parlons plus d'un choix dont votre esprit s'irrite ; La faveur l'a pu faire autant que le mérite, Mais on doit ce respect au pouvoir absolu, De n'examiner rien quand un roi l'a voulu. ہ l'honneur qu'il m'a fait ajoutez en un autre ; Joignons d'un sacré noeud ma maison à la vôtre : Vous n'avez qu'une fille, et moi je n'ai qu'un fils ; Leur hymen nous peut rendre à jamais plus qu'amis : Faites-nous cette grâce, et l'acceptez pour gendre.
LE COMTE ہ des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre ; Et le nouvel éclat de votre dignité Lui doit enfler le coeur d'une autre vanité. Exercez-la, monsieur, et gouvernez le prince ; Montrez-lui comme il faut régir une province, Faire trembler partout les peuples sous la loi, Remplir les bons d'amour et les méchants d'effroi ; Joignez à ces vertus celles d'un capitaine : Montrez-lui comme il faut s'endurcir à la peine, Dans le métier de Mars se rendre sans égal, Passes les jours entiers et les nuits à cheval, Reposé tout armé, forcer une muraille, Et ne devoir qu'à soi le gain d'une bataille. Instruisez-le d'exemple, et rendez-le parfait, Expliquant à ses yeux vos leçons par l'effet.
DON DIبGUE Pour s'instruire d'exemple, en dépit de l'envie, Il lira seulement l'histoire de ma vie. Là, dans un long tissu de belles actions, Il verra comme il faut dompter des nations, Attaquer une place, ordonner une armée, Et sur de grands exploits bâtir sa renommée.
LE COMTE Les exemples vivants sont d'un autre pouvoir ; Un prince dans un livre apprend mal son devoir. Et qu'a fait après tout ce grand nombre d'années, Que ne puisse égaler une de mes journées ? Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd'hui, Et ce bras du royaume est le plus ferme appui. Grenade et l'Aragon tremblent quand ce fer brille ; Mon nom sert de rempart à toute la Castille : Sans moi, vous passeriez bientôt sous d'autres lois, Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois. Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire, Met lauriers sur lauriers, victoire sur victoire : Le prince à mes côtés ferait dans les combats L'essai de son courage à l'ombre de mon bras ; Il apprendrait à vaincre en me regardant faire ; Et pour répondre en hâte à son grand caractère Il verrait ...
DON DIبGUE Je le sais, vous servez bien le roi, Je vous ai vu combattre et commander sous moi : Quand l'age dans mes nerfs a fait couleur sa glace, Votre rare valeur a bien rempli ma place ; Enfin, pour épargner les discours superflus, Vous êtes aujourd'hui ce qu'autrefois je fus. Vous voyez toutefois qu'en cette concurrence Un monarque entre nous met quelque différence.
LE COMTE Ce que je méritais, vous l'avez emporté.
DON DIبGUE Qui l'a gagné sur vous l'avait mieux mérité
LE COMTE Qui peut mieux l'exercer en est bien le plus digne.
DON DIبGUE En être refusé n'en est pas un bon signe.
LE COMTE Vous l'avez eu par brigue, étant vieux courtisan.
DON DIبGUE L'éclat de mes hauts faits fut mon seul partisan.
LE COMTE Parlons-en mieux, le roi fait honneur à votre age.
DON DIبGUE Le roi, quand il en fait, le mesure au courage.
LE COMTE Et par là cet honneur n'était dû qu'à mon bras.
DON DIبGUE Qui n'a pu l'obtenir ne le méritait pas.
LE COMTE Ne le méritait pas ! Moi ?
DON DIبGUE Vous.
LE COMTE Ton impudence, Téméraire viellard, aura sa récompense.
(Il lui donne un soufflet.)
DON DIبGUE Achève, et prends ma vie après un tel affront, Le premier dont ma race ait vu rougir le front.
LE COMTE Et que penses-tu faire avec tant de faiblesse ?
DON DIبGUE ش Dieu ! ma force usée en ce besoin me laisse !
LE COMTE Ton épée est à moi, mais tu serais trop vain, Si ce honteux trophée avait chargé ma main. Adieu. Fais lire au prince, en dépit de l'envie, Pour son instruction, l'histoire de ta vie ; D'un insolent discours ce juste châtiment Ne lui servira pas d'un petit ornement.
SCبNE IV - DON DIبGUE
DON DIبGUE ش rage ! ô désespoir ! ô viellesse ennemie ! N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ? Mon bras qu'avec respect tout l'Espagne admire, Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire, Tant de fois affermi le trône de son roi, Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ? ش cruel souvenir de ma gloire passée ! Oeuvre de tant de jours en un jour effacée ! Nouvelle dignité fatale à mon bonheur ! Précipice élevé d'où tombe mon honneur ! Faut-il de votre éclat voir triompher le comte, Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ? Comte, sois de mon prince à présent gouverneur ; Ce haut rang n'admet point un homme sans honneur ; Et ton jaloux orgueil par cet affront insigne Malgré le choix du roi, m'en a su rendre indigne. Et toi, de mes exploits glorieux instrument, Mais d'un corps tout de glace inutile ornement, Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense, M'as servi de parade, et non pas de défense, Va, quitte désormais le derniers des humains, Passe, pour me venger, en de meilleurs mains.
SCبNE V - DON DIبGUE, DON RODRIGUE
DON DIبGUE Rodrigue, as-tu du coeur ?
DON RODRIGUE Tout autre que mon père L'éprouverait sur l'heure.
DON DIبGUE Agréable colère ! Digne ressentiment à ma douleur bien doux ! Je reconnais mon sang à ce noble courroux ; Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte. Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte ; Viens me venger.
DON RODRIGUE De quoi ?
DON DIبGUE D'un affront si cruel, Qu'à l'honneur de tous deux il porte un coup mortel : D'un soufflet. L'insolent en eût perdu la vie ; Mais mon age a trompé ma généreuse envie ; Et ce fer que mon bras ne peut plus soutenir, Je le remets au tien pour venger et punir. Va contre un arrogant éprouver ton courage : Ce n'est que dans le sang qu'on lave un tel outrage ; Meurs, ou tue. Au surplus, pour ne te point flatter, Je te donne à combattre un homme à redouter ; Je l'ai vu, tout couvert de sang et de poussière, Porter partout l'effroi dans une armèe entière. J'ai vu par sa valeur cent escadrons rompus ; Et pour t'en dire encor quelque chose de plus, Plus que brave soldat, plus que grand capitaine, C'est ...
DON RODRIGUE De grâce, achevez.
DON DIبGUE Le père de Chimène.
DON RODRIGUE Le ...
DON DIبGUE Ne réplique point, je connais ton amour, Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour ; Plus l'offenseur est cher, et plus grande est l'offense. Enfin tu sais l'affront, et tu tiens la vengeance : Je ne te dis plus rien. Venge-moi, venge-toi ; Montre-toi digne fils d'un père tel que moi. Accablé des malheurs où le destin me range, Je vais les déplorer. Va, cours, vole, et nous venge.
SCبNE VI - DON RODRIGUE
DON RODRIGUE Percé jusques au fond du coeur D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle, Misérable vengeur d'une juste querelle, Et malheureux objet d'une injuste rigueur, Je demeure immobile, et mon âme abattue Cède au coup qui me tue. Si près de voir mon feu récompensé, ش Dieu, l'étrange peine ! En cet affront mon père est l'offensé, Et l'offenseur le père de Chimène !
Que je sens de rudes combats ! Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse : Il faut venger un père, et perdre une maitresse. L'un m'anime le coeur, l'autre retient mon bras. Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme, Ou de vire en infâme, Des deux côtés mon mal est infini. ش Dieu, l'étrange peine ! Paut-il laisser un affront impuni ? Faut-il punir le père de Chimène ? Père, maitresse, honneur, amour, Noble et dure contrainte, aimable tyrannie, Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie. L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jour. Cher et cruel espoir d'une âme généreuse, Mais ensemble amoureuse, Digne ennemi de mon plus grand bonheur, Fer qui cause ma peine, M'es-tu donné pour venger mon honneur ? M'es-tu donné pour perdre ma Chimène ?
Il vaut mieux courir au trépas. Je dois à ma maitresse aussi bien qu'à mon père ; J'attire en me vengeant sa haine et sa colère ; J'attire ses mépris en ne me vengeant pas. ہ mon plus doux espoir l'un me rend infidèle, Et l'autre indigne d'elle. Mon mal augmente à le vouloir guérir ; Tout redouble ma peine. Allons, mon âme ; et puisqu'il faut mourir, Mourons du moins sans offenser Chimène.
Mourir sans tirer ma raison ! Rechercher un trépas si mortel à ma gloire ! Endurer que l'Espagne impute à ma mémoire D'avoir mal soutenu l'honneur de ma maison ! Respecter un amour dont mon âme égarée Voit la perte assurée ! N'écoutons plus ce penser suborneur, Qui ne sert qu'à ma peine. Allons, mon bras, sauvons du moins l'honneur, Puisqu'après tout il faut perdre Chimène.
Oui, mon esprit s'était déçu. Je dois tout à mon père avant qu'à ma maitresse : Que je meure au combat, ou meure de tristesse, Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu. Je m'accuse déjà de trop de négligence ; Courons à la vengeance ; Et tout honteux d'avoir tant balancé, Ne soyons plus en peine, Puisqu'aujourd'hui mon père est l'offensé, Si l'offenseur est le père de Chimène.
ACTE II -------
SCبNE PREMIبRE - DON ARIAS, LE COMTE
LE COMTE Je l'avoue entre nous, mon sang un peu trop chaud S'est trop ému d'un mot, et l'a porté trop haut ; Mais puisque c'en est fait, le coup est sans remède.
DON ARIAS Qu'aux volontés du roi ce grand courage cède : Il y prend grande part, et son coeur irrité Agira contre vous de pleine autorité. Aussi vous n'avez point de valable défense. Le rang de l'offensé, la grandeur de l'offense, Demandent des devoirs et des submissions Qui passent le commun des satisfactions.
LE COMTE Le roi peut, à son gré, disposer de ma vie.
DON ARIAS De trop d'emportement votre faute est suivie. Le roi vous aime encore ; apaisez son courroux. Il a dit : « Je le veux » ; désobéirez-vous ?
LE COMTE Monsieur, pour conserver tout ce que j'ai d'estime, Désobéir un peu n'est un si grand crime ; Et quelque grand qu'il soit, mes services présents Pour le faire abolir sont plus que suffisants.
DON ARIAS Quoi qu'on fasse d'illustre et de considérable, Jamais à son sujet un roi n'est redevable. Vous vous flattez beaucoup, et vous devez savoir Que qui sert bien son roi ne fait que son devoir. Vous vous perdrez, monsieur, sur cette confiance.
LE COMTE Je ne vous en croirai qu'après l'expérience.
DON ARIAS Vous devez redouter la puissance d'un roi.
LE COMTE Un jour seul ne perd pas un homme tel que moi. Que toute sa grandeur s'arme pour mon supplice, Tout l'ةtat périra, s'il faut que je périsse.
DON ARIAS Quoi ! Vous craignez si peu le pouvoir souverain ...
LE COMTE D'un sceptre qui sans moi tomberait de sa main. Il a trop d'intérêt lui-même en ma personne, Et ma tête en tombant ferait choir sa couronne.
DON ARIAS Souffrez que la raison remette vos esprits. Prenez un bon conseil.
LE COMTE Le conseil en est pris.
DON ARIAS Qui lui dirai-je enfin ? Je lui dois rendre compte.
LE COMTE Que je ne puis du tout consentir à ma honte.
DON ARIAS Mais songez que les rois veulent être absolus.
LE COMTE Le sort en est jeté, monsieur, n'en parlons plus.
DON ARIAS Adieu donc, puisqu'en vain je tâche à vous résoudre ; Avec tous vos lauriers, craignez encor le foudre.
LE COMTE Je l'attendrai sans peur.
DON ARIAS Mais non sans effet.
LE COMTE Nous verrons donc par là don Diègue satisfait.
(Il est seul.)
Qui ne craint point la mort ne craint point les menaces. J'ai le coeur au-dessus des plus fières disgrâces ; Et l'on peut me réduire à vivre sans bonheur, Mais non pas me résoudre à vivre sans honneur.
SCبNE II - LE COMTE, DON RODRIGUE
DON RODRIGUE ہ moi, comte, deux mots.
LE COMTE Parle.
DON RODRIGUE شte-moi d'un doute. Connais-tu bien don Diègue ?
LE COMTE Oui.
DON RODRIGUE Parlons bas ; écoute. Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu, La vaillance et l'honneur de son temps ? le sais-tu ?
LE COMTE Peut-être.
DON RODRIGUE Cette ardeur que dans les yeux je porte, Sais-tu que c'est son sang ? le sais-tu ?
LE COMTE Que m'importe ?
DON RODRIGUE ہ quatre pas d'ici je te le fais savoir.
LE COMTE Jeune présomptueux !
DON RODRIGUE Parle sans t'émouvoir. Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées La valeur n'attend point le nombre des années.
LE COMTE Te mesurer à moi ! qui t'a rendu si vain, Toi qu'on n'a jamais vu les armes à la main !
DON RODRIGUE Mes pareils à deux fois ne se font point connaître, Et pour leurs coups d'essai veulent des coups de maître.
LE COMTE Sais-tu bien qui je suis ?
DON RODRIGUE Oui ; tout autre que moi Au seul bruit de ton nom pourrait teembler d'effroi. Les palmes dont je vois ta tête si couverte Semblent porter écrit le destin de ma perte. J'attaque en téméraire un bras toujours vainqueur, Mais j'aurai trop de force, ayant trop de coeur. ہ qui venge son père il n'est rien d'impossible. Ton bras est invaincu, mais non pas invicible.
LE COMTE Ce grand coeur qui paraît aux discours que tu tiens Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens ; Et croyant voir en toi l'honneur de la Castille, Mon âme avec plaisir te destinait ma fille. Je sais ta passion, et suis ravi de voir Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir ; Qu'ils n'ont point affaibli cette ardeur magnanime ; Que ta haute vertu répond à mon estime ; Et que, voulant pour gendre un cavalier parfait, Je ne me trompais point au choix que j'avais fait. Mais je sens que pour toi ma pitié s'intéresse ; J'admire ton courage, et je plains ta jeunesse. Ne cherche point à faire un coup d'essai fatal ; Dispense ma valeur d'un combat inégal ; Trop peu d'honneur pour moi suivrait cette victoire : ہ vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. On te croirait toujours abattu sans effort ; Et j'aurais seulement le regret de ta mort.
DON RODRIGUE D'une indigne pitié ton audace est suivie : Qui m'ose ôter l'honneur craint de m'ôter la vie !
LE COMTE Retire-toi d'ici.
DON RODRIGUE Marchons sans discourir.
LE COMTE Es-tu si las de vivre ?
DON RODRIGUE As-tu peur de mourir ?
LE COMTE Viens, fais ton devoir, et le fils dégénère Qui survit un moment à l'honneur de son père.
SCبNE III - L'INFANTE, CHIMبNE, LةONOR
L'INFANTE Apaise, ma Chimène, apaise ta douleur, Fais agir ta constance en ce coup de malheur, Tu reverras le calme après ce faible orage, Ton bonheur n'est couvert que d'un peu de nuage, Et tu n'as rien perdu pour le voir différer.
CHIMبNE Mon coeur outré d'ennuis n'ose rien espérer. Un orage si prompt qui trouble une bonace D'un naufrage certain pous porte la menace ; Je n'en saurais douter, je péris dans le port. J'aimais, j'étais aimée, et nos pères d'accord ; Et je vous en contais la charmante nouvelle Au malheureux moment qui naissait cette querelle, Dont le récit fatal, sitôt qu'on vous l'a fait, D'une si douce attente a ruiné l'effet. Maudite ambition, détestable manie, Dont les plus généreux souffrent la tyrannie ! Honneur impitoyable à mes plus chers désirs, Que tu me vas coûter de pleurs et de soupirs !
L'INFANTE Tu n'as dans leur querelle aucun sujet de craindre : Un moment l'a fait naître, un moment va l'éteindre. Elle a fait trop de bruit pour ne pas s'accorder, Puisque déjà le roi les veut accomoder; Et tu sais que mon âme, à tes ennuis sensible, Pour en tarir la source y fera l'impossible
CHIMبNE Les accomodements non font rien en ce point : De si mortels affronts ne se réparent point. En vain on fait agir la force ou la prudence ; Si l'on guérit le mal, ce n'est qu'en apparence. La haine que les coeurs conservent au-dedans Nourrit des feux cachés, mais d'autant plus ardents.
L'INFANTE Le saint noeud qui joindra don Rodrigue et Chimène Des pères ennemis dissipera la haine ; Et nous verrons bientôt votre amour le plus fort Par un heureux hymen étouffer ce discord.
CHIMبNE Je le souhaite ainsi plus que je ne l'espère ; Don Diègue est trop altier, et je connais mon père. Je sens couler des pleurs que je veux retenir ; Le passé me tourmente, et je crains l'avenir.
L'INFANTE Que crains-tu ? d'un vieillard l'impuissante faiblesse ?
CHIMبNE Rodrigue a du courage.
L'INFANTE Il a trop de jeunesse.
CHIMبNE Les hommes valeureux le sont du premier coup.
L'INFANTE Tu ne dois pas pourtant le redouter beaucoup : Il est trop amoureux pour te vouloir déplaire ; Et deux mots de ta bouche arrêtent sa colère.
CHIMبNE S'il ne m'obéit point, quel comble à mon ennui ! Et s'il peut m'obéir, que dira-t-on de lui ? ةtant né ce qu'il est, souffrir un tel outrage ! Soit qu'il cède ou résiste au feu qui me l'engage, Mon esprit ne peut qu'être honteux ou confus De son trop de respect, ou d'un juste refus.
L'INFANTE Chimène a l'âme haute, et quoique intéressée, Elle ne peut souffrir une basse pensée ; Mais si jusques au jour de l'accomodement Je fais mon prisonnier de ce parfait amant, Et que j'empêche ainsi l'effet de son courage, Ton esprit amoureux n'aura-t-il point d'ombrage ?
CHIMبNE Ah ! madame, en ce cas je n'ai plus de souci.
SCبNE IV - L'INFANTE, CHIMبNE, LةONOR, LE PAGE
L'INFANTE Page, cherchez Rodrigue, et l'amenez ici.
LE PAGE Le comte de Gormas et lui ...
CHIMبNE Bon Dieu ! je tremble.
L'INFANTE Parlez.
LE PAGE De ce palais ils sont sortis ensemble.
CHIMبNE Seuls ?
LE PAGE Seuls, et qui semblaient tout bas se quereller.
CHIMبNE Sans doute ils sont aux mains, il n'en faut plus parler. Madame, pardonnez à cette promptitude.
SCبNE V - L'INFANTE, LةONOR
L'INFANTE Hélas ! que dans l'esprit je sens d'inquiètude ! Je pleurs ses malheurs, son amant me ravit ; Mon repos m'abandonne, et ma flamme revit. Ce qui va séparer Rodrigue et Chimène Fait renaître à la fois mon espoir et ma peine ; Et leur division, que je vois à regret, Dans mon esprit charmé jette un plaisir secret.
LةONOR Cette haute vertu qui règne dans votre âme Se rend-elle si tôt à cette lâche flamme ?
L'INFANTE Ne la nomme point lâche, à présent que chez moi Pompeuse et triomphante elle me fait la loi ; Porte-lui du respect, puisqu'elle m'est si chère. Ma vertu la combat, mais malgré moi, j'espère ; Et d'un si fol espoir mon coeur mal défendu Vole après un amant qui Chimène a perdu.
LةONOR Vous laissez choir ainsi ce glorieux courage, Et la raison chez vous perd ainsi son usage ?
L'INFANTE Ah ! qu'avec peu d'effet on entend la raison, Quand le coeur est atteint d'un si charmant poison ! Et lorsque le malade aime sa maladie, Qu'il a peine à souffrir qu'on y remédie !
LةONOR Votre espoir vous séduit, votre mal vous est si doux ; Mais enfin ce Rodrigue est indigne de vous.
L'INFANTE Je ne le sais que trop ; mais si ma vertu cède, Apprends comme l'amour flatte un coeur qu'il possède. Si Rodrigue une fois sort vainqueur du combat, Si dessous sa valeur ce grand guerrier s'abat, Je puis en faire cas, je puis l'aimer sans honte. Que ne fera-t-il point, s'il peut vaincre le comte ! J'ose m'imaginer qu'à ses moindres exploits Les royaumes entiers tomberont sous ses lois ; Et mon amour flatteur déjà me persuade Que je le vois assis au trône de Grenade, Les Maures subjugés trembler en l'adorant, L'Aragon recevoir ce nouveau conquérant, Le Portugal se rendre, et ses nobles journées Porter delà les mers ses hautes destinées, Du sang des africains arroser ses lauriers ; Enfin tout ce qu'on dit des plus fameux guerriers, Je l'attends de Rodrigue après cette victoire, Et fais de son amour un sujet de ma gloire.
LةONOR Mais, madame, voyez où vous portez son bras, Ensuite d'un combat qui peut-être n'est pas.
L'INFANTE Rodrigue est offensé, le comte a fait l'outrage ; Ils sont sortis ensemble, en faut-il davantage ?
LةONOR Eh bien ! ils se battront, puisque vous le voulez ; Mais Rodrigue ira-t-il si loin que vous allez ?
L'INFANTE Que veux-tu ? je suis folle, et mon esprit s'égare ; Tu vois par là quels maux cet amour me prépare. Viens dans mon cabinet consoler mes ennuis ; Et ne me quitte point dans le trouble où je suis.
SCبNE VI - DON FERNAND, DON ARIAS, DON SANCHE
DON FERNAND Le comte est donc si vain et si peu raisonnable ! Ose-t-il croire encor son crime pardonnable ?
DON ARIAS Je l'ai de votre part longtemps entretenu. J'ai fait mon pouvoir, sire, et n'ai rien obtenu.
DON FERNAND Justes cieux ! ainsi donc un sujet téméraire A si peu de respect et de soin de me plaire ! Il offense don Diègue, et méprise son roi ! Au milieu de ma cour il me donne la loi ! Qu'il soit brave guerrier, qu'il soit grand capitaine, Je saurai bien rabattre une humeur si hautaine ; Fût-il la valeur même, et le dieu des combats, Il verra ce que c'est de n'obéir pas. Quoi qu'ait pu mériter une telle insolence, Je l'ai voulu d'abord traiter sans violence ; Mais puisqu'il en abuse, allez dès aujourd'hui, Soit qu'il résiste ou non, vous assurer de lui.
DON SANCHE Peut-être un peut de temps le rendrait moins rebelle ; On l'a pris tout bouillant encor de sa querelle ; Sire, dans la chaleur d'un premier mouvement, Un coeur si généreux se rend malaisément. Il voit bien qu'il a tort, mais une âme si haute N'est pas sitôt réduite à confesser sa faute.
DON FERNAND Don Sanche, taisez-vous, et soyez averti Qu'on se rend criminel à prendre son parti.
DON SANCHE J'obéis, et me tais ; mais, de gràce encor, sire, Deux mots en sa défense.
DON FERNAND Et que pouvez-vous en dire ?
DON SANCHE Qu'une âme accoutumée aux grandes actions Ne se peut abaisser à des submissions : Elle n'en conçoit point qui s'expliquent sans honte : Et c'est à ce mot seul qu'a résisté le comte. Il trouve en son devoir un peu trop de rigueur, Et vous obéirait, s'il avait moins de coeur. Commandez que son bras, nourri dans les alarmes, Répare cette injure à la pointe des armes ; Il satisfera, sire; et vienne qui voudra, Attendant qu'il l'ait su, voici qui répondra.
DON FERNAND Vous perdez le respect ; mais je pardonne à l'age, Et j'excuse l'ardeur en un jeune courage. Un roi, dont la prudence a de meilleurs objets, Est meilleur ménager du sang de ses sujets : Je veille pour les miens, mes soucis les conservent, Comme le chef a soin des membres qui le servent. Ainsi votre raison n'est pas raison pour moi : Vous parlez en soldat, je dois agir en roi ; Et quoi qu'on veuille dire, et quoi qu'il ose croire, Le comte à m'obéir ne peut perdre sa gloire. D'ailleurs l'affront me touche, il a perdu d'honneur Celui que de mon fils j'ai fait le gouverneur ; S'attaquer à mon choix, c'est se prendre à moi-même, Et faire un attentat sur le pouvoir suprême. N'en parlons plus. Au reste, on a vu dix vaisseaux De nos vieux ennemis arborer des drapeaux ; Vers la bouche du fleuve ils ont osé paraître.
DON ARIAS Les Maures ont appris par force à vous connaître, Et tant de fois vaincus, ils ont perdu le coeur De se plus hasarder contre un si grand vainqueur.
DON FERNAND Ils ne verront jamais, sans quelque jalousie, Mon sceptre, en dépit d'eux, régir l'Andalousie ; Et ce pays si beau, qu'ils ont trop possédé, Avec un oeil d'envie est toujours regardé. C'est l'unique raison qui m'a fait dans Séville Placer depuis dix ans le trône de Castille, Pour les voir de plus près, et d'un ordre plus prompt Renverser aussitôt ce qu'ils entreprendront.
DON ARIAS Ils savant aux dépens de leurs plus dignes têtes Combien votre présence assure vos conquêtes : Vous n'avez rien à craindre.
DON FERNAND Et rien à négliger. Le trop de confiance attire le danger ; Et vous n'ignorez pas qu'avec fort peu de peine Un flux de pleine mer jusqu'ici les amène. Toutefois j'aurais tort de jeter dans les coeurs, L'avis étant mal sût, de paniques terreurs. L'effroi que produirait cette alarme inutile, Dans la nuit qui survient troublerait trop la ville : Faites doubler la garde aux murs et sur le port. C'est assez pour ce soir.
SCبNE VII - DON FERNAND, DON SANCHE, DON ALONSE
DON ALONSE Sire, le comte est mort. Don Diègue, par son fils, a vengé son offense.
DON FERNAND Dès que j'ai vu l'affront, j'ai prévu la vengeance ; Et j'ai voulu dès lors prévenir ce malheur.
DON ALONSE Chimène à vos genoux apporte sa douleur ; Elle vient toute en pleurs vous demander justice.
DON FERNAND Bien qu'à ses déplaisirs mon âme compatisse, Ce que le comte a fait semble avoir mérité Ce châtiment digne de sa témérité. Quelque juste pourtant que puisse être sa peine, Je ne puis sans regret perdre un tel capitaine. Après un long service à mon ةtat rendu, Après son sang pour moi mille fois répandu, ہ quelques sentiments que son orgueil m'oblige, Sa perte m'affaiblit, et son trépas m'afflige.
SCبNE VIII - DON FERNAND, DON DIبGUE, CHIMبNE, DON SANCHE, DON ARIAS, DON ALONSE
CHIMبNE Sire, sire, justice !
DON DIبGUE Ah ! sire, écoutez-nous.
CHIMبNE Je me jette à vos pieds.
DON DIبGUE J'embrasse vos genoux
CHIMبNE Je demande justice.
DON DIبGUE Entendez ma défense.
CHIMبNE D'un jeune audacieux punissez l'insolence ; Il a de votre sceptre abattu le soutien, Il a tué mon père.
DON DIبGUE Il a vengé le sien.
CHIMبNE Au sang de ses sujets un roi doit la justice.
DON DIبGUE Pour la juste vengeance il n'est point de supplice.
DON FERNAND Levez-vous l'un et l'autre, et parlez à loisir. Chimène, je prends part à votre déplaisir ; D'une égale douleur je sens mon âme atteinte. Vous parlerez après ; ne troublez pas sa plainte.
CHIMبNE Sire, mon père est mort ; mes yeux ont vu son sang Couler à gros bouillons de son généreux flanc ; Ce sang qui tant de fois garantit vos murailles, Ce sang qui tant de fois vous gagna des batailles, Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux De se voir répandu pour d'autres que pour vous, Qu'au milieu des hasards n'osait verser la guerre, Rodrigue en votre cour vient d'en couvrir la terre. J'ai couru sur le lieu, sans force et sans couleur, Je l'ai trouvé sans vie. Excusez ma douleur, Sire, la voix me manque à ce récit funeste ; Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste.
DON FERNAND Prends courage, ma fille, et sache qu'aujourd'hui Ton roi te veut servir de père au lieu de lui.
CHIMبNE Sire, de trop d'honneur ma misère est suivie. Je vous l'ai déjà dit, je l'ai trouvé sans vie ; Son flanc était ouvert ; et pour mieux m'émouvoir, Son sang sur la poussière écrivait mon devoir ; Ou plutôt sa valeur en cet état réduite Me parlait par la plaie, et hâtait ma poursuite ; Et pour se faire entendre au plus juste des rois, Par cette triste bouche elle empruntait ma voix. Sire, ne souffrez pas que sous votre puissance Règne devant vos yeux une telle licence ; Que les plus valeureux, avec impunité, Soient exposés aux coups de la témérité ; Qu'un jeune audacieux triomphe de leur gloire, Se baigne dans leur sang, et brave leur mémoire. Un si vaillant guerrier qu'on vient de vous ravir ةteint, s'il n'est vengé, l'ardeur de vous servir. Enfin mon père est mort, j'en demande vengeance, Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance. Vous perdez en la mort d'un homme de son rang ; Vengez-la part une autre, et le sang par le sang. Immolez, non à moi, mais à votre couronne, Mais à votre grandeur, mais à votre personne ; Immolez, dis-je, sire, au bien de tout l'ةtat Tout ce qu'enorgueillit un si haut attentat.
DON FERNAND Don Diègue, répondez.
DON DIبGUE Qu'on est digne d'envie Lorsqu'en perdant la force on perd aussi la vie, Et qu'un long âge apprête aux hommes généreux, Au bout de leur carrière, un destin malheureux ! Moi, dont les longs travaux ont acquis tant de gloire, Moi, que jadis partout a suivi la victoire, Je me vois aujourd'hui pour avoir trop vécu, Recevoir un affront et demeurer vaincu. Ce que n'a pu jamais combat, siège, embuscade, Ce que n'a pu jamais Aragon ni Grenade, Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux, Le comte en votre cour l'a fait presque à vos yeux, Jaloux de votre choix, et fier de l'avantage Que lui donnait sur moi l'impuissance de l'âge. Sire, ainsi ces cheveux blanchis sous le harnois, Ce sang pour vous servir prodigué tant de fois, Ce bras, jadis l'effroi d'une armèe ennemie, Descendaient au tombeau tous chargés d'infamie, Si je n'eusse produit un fils digne de moi, Digne de son pays, et digne de son roi. Il m'a prêté sa main, il a tué le comte ; Il m'a rendu l'honneur, il a lavé ma honte. Si montrer du courage et du ressentiment, Si venger un soufflet mérite un châtiment, Sur moi seul doit tomber l'éclat de la tempête : Quand le bras a failli, l'on en punit la tête. Qu'on nomme crime, ou non, ce qui fait nos débats, Sire, j'en suis la tête, il n'en est que le bras. Si Chimène se plaint qu'il a tué son père, Il ne l'eût jamais fait si je l'eusse pu faire. Immolez donc ce chef que les ans vont ravir, Et conservez pour vous le bras qui peut servir. Aux dépens de mon sang satisfaites Chimène : Je n'y résiste point, je consens à ma peine ; Et, loin de murmurer d'un rigoureux décret, Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret.
DON FERNAND L'affaire est d'importance, et , bien considérée, Mérite en plein conseil d'être délibérée. Don Sanche, remettez Chimène en sa maison. Don Diègue aura ma cour et sa foi pour prison. Qu'on me cherche son fils. Je vous ferai justice.
CHIMبNE Il est juste, grand roi, qu'un meurtrier périsse.
DON FERNAND Prends du repos, ma fille, et calme tes douleurs.
CHIMبNE M'ordonner du repos, c'est croître mes malheurs.
ACTE III --------
SCبNE PREMIبRE - DON RODRIGUE, ELVIRE
ELVIRE Rodrigue, qu'as-tu fait ? où viens-tu, misérable ?
DON RODRIGUE Suivre le triste cours de mon sort déplorable.
ELVIRE Où prends-tu cette audace et ce nouvel orgueil De paraître en des lieux que tu remplis de deuil ? Quoi ! viens-tu jusqu'ici braver l'ombre du comte ? Ne l'as-tu pas tué ?
DON RODRIGUE Sa vie était ma honte ; Mon honneur de ma main a voulu cet effort.
ELVIRE Mais chercher ton asile en la maison du mort ! Jamais un meurtrier en fit-il son refuge ?
DON RODRIGUE Et je n'y viens aussi que m'offrir à mon juge. Ne me regarde plus d'un visage étonné ; Je cherche le trépas après l'avoir donné. Mon juge est mon amour, mon juge est ma Chimène : Je mérite la mort de mériter sa haine, Et j'en viens recevoir, comme un bien souverain, Et l'arrêt de sa bouche, et le coup de sa main.
ELVIRE Fuis plutôt de ses yeux, fuis de sa violence ; ہ ses premiers transports dérobe ta présence. Va, ne t'expose point aux premiers mouvements Que poussera l'ardeur de ses ressentiments.
DON RODRIGUE Non, non, ce cher objet à qui j'ai pu déplaire Ne peut pour mon supplice avoir trop de colère ; Et j'évite cent morts qui me vont accabler, Si pour mourir plus tôt je puis la redoubler.
ELVIRE Chimène est au palais, de pleurs toute baignée, Et n'en reviendra point que bien accompagnée. Rodrigue, fuis, de grâce, ôte-moi de souci. Que ne dira-t-on point si l'on te voit ici ? Veux-tu qu'un médisant, pour comble de sa misère, L'accuse d'y souffrir l'assassin de son père ? Elle va revenir ; elle vient, je la voi : Du moins pour son honneur, Rodrigue, cache-toi.
SCبNE II - DON SANCHE, CHIMبNE, ELVIRE
DON SANCHE Oui, madame, il vous faut de sanglantes victimes : Votre colère est juste, et vos pleurs légitimes ; Et je n'entreprends pas, à force de parler, Ni de vous adoucir, ni de vous consoler. Mais si de vous servir je puis être capable, Employez mon épée à punir le coupable ; Employez mon amour à venger cette mort : Sous vos commandements mon bras sera trop fort.
CHIMبNE Malheureuse !
DON SANCHE De grâce, acceptez mon service.
CHIMبNE J'offenserais le roi, qui m'a promis justice.
DON SANCHE Vous savez qu'elle marche avec tant de langueur, Qu'assez souvent le crime échappe à sa longueur ; Son cours lent et douteux fait trop perdre de larmes. Souffrez qu'un cavalier vous venge par les armes : La voie en est plus sûre, et plus prompte à punir.
CHIMبNE C'est le dernier remède ; et s'il y faut venir, Et que de mes malheurs cette pitié vous dure, Vous serez libre alors de venger mon injure.
DON SANCHE C'est l'unique bonheur où mon âme prétend ; Et pouvant l'espérer, je m'en vais trop content.
SCبNE III - CHIMبNE, ELVIRE
CHIMبNE Enfin je me vois libre, et je puis, sans contrainte, De mes vives douleurs te faire voir l'atteinte ; Je puis donner passage à mes tristes soupirs ; Je puis t'ouvrir mon âme et tous mes déplaisirs. Mon père est mort, Elvire ; et la première épée Dont s'est armé Rodrigue, a sa trame coupée. Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau ! La moitié de ma vie a mis l'autre au tombeau, Et m'oblige à venger, après ce coup funeste, Celle que je n'ai plus sur celle qui me reste.
ELVIRE Reposez-vous, madame.
CHIMبNE Ah ! que mal à propos Dans un malheur si grand tu parles de repos ! Par où sera jamais ma douleur apaisée, Si je ne puis haïr la main qui l'a causée ? Et que dois-je espérer qu'un tourment éternel Si je poursuis un crime, aimant le criminel.
ELVIRE Il vous prive d'un père, et vous l'aimez encore !
CHIMبNE C'est peu de dire aimer, Elvire, je l'adore ; Ma passion s'oppose à mon ressentiment ; Dedans mon ennemi je trouve mon amant ; Je sens qu'en dépit de toute ma colère, Rodrigue dans mon coeur combat encor mon père. Il l'attaque, il le presse, il cède, il se défend, Tantôt fort, tantôt faible, et tantôt triomphant : Mais en ce dur combat de colère et de flamme, Il déchire mon coeur sans partager mon âme ; Et quoi que mon amour ait sur moi de pouvoir, Je ne consulte point pour suivre mon devoir ; Je cours sans balancer où mon honneur m'oblige. Rodrigue m'est bien cher, son intérêt m'afflige ; Mon coeur prend son parti ; mais, malgré son effort, Je sais ce que je suis, et que mon père est mort.
ELVIRE Pensez-vous le poursuivre ?
CHIMبNE Ah ! cruelle pensée ! Et cruelle poursuite où je me vois forcée ! Je demande sa tête, et crains de l'obtenir : Ma mort suivra la sienne, et je le veux punir !
ELVIRE Quittez, quittez, madame, un dessein si tragique ; Ne vous imposez point de loi si tyrannique.
CHIMبNE Quoi ! mon père étant mort et presque entre mes bras, Son sang criera vengeance, et je ne l'orrai pas ! Mon coeur, honteusement surpris par d'autres charmes, Croira ne lui devoir que d'impuissantes larmes ! Et je pourrai souffrir qu'un amour suborneur Sous un lâche silence étouffe mon honneur !
ELVIRE Madame, croyez-moi, vous serez excusable D'avoir moins de chaleur contre un objet aimable ; Contre un amant si cher, vous avez assez fait, Vous avez vu le roi ; n'en pressez point l'effet, Ne vous obstinez point en cette humeur étrange.
CHIMبNE Il y va de ma gloire, il faut que je me venge ; Et de quoi que nous flatte un désir amoureux, Toute excuse est honteuse aux esprits généreux.
ELVIRE Mais vous aimez Rodrigue, il ne peut vous déplaire.
CHIMبNE Je l'avoue.
ELVIRE Après tout que pensez-vous donc faire ?
CHIMبNE Pour conserver ma gloire et finir mon ennui, Le poursuivre, le perdre, et mourir après lui.
SCبNE IV - DON RODRIGUE, CHIMبNE, ELVIRE
DON RODRIGUE Eh bien ! sans vous donner la peine de poursuivre, Assurez-vous l'honneur de m'empêcher de vivre.
CHIMبNE Elvire, où sommes-nous, et qu'est-ce que je voi ? Rodrigue en ma maison ! Rodrigue devant moi !
DON RODRIGUE N'épargnez point mon sang ; goûtez, sans résistance, La douceur de ma perte et de votre vengeance.
CHIMبNE Hélas !
DON RODRIGUE ةcoute-moi
CHIMبNE Je me meurs.
DON RODRIGUE Un moment.
CHIMبNE Va, laisse-moi mourir.
DON RODRIGUE Quatre mots seulement ; Après, ne me réponds qu'avec cette épée.
CHIMبNE Quoi ! du sang de mon père encor toute trempée !
DON RODRIGUE Ma Chimène...
CHIMبNE شte-moi cet objet odieux Qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux.
DON RODRIGUE Regarde-le plutôt pour exciter ta haine, Pour accroître ta colère, et pour hâter ma peine.
CHIMبNE Il est teint de mon sang.
DON RODRIGUE Plonge-le dans le mien, Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien.
CHIMبNE Ah ! quelle cruauté, qui tout en un jour tue Le père par le fer, la fille par la vue ! شte-moi cet objet, je ne puis le souffrir : Tu veux que je t'écoute, et tu me fais mourir !
DON RODRIGUE Je fais ce que tu veux, mais sans quitter l'envie De finir par tes mains ma déplorable vie ; Car enfin n'attends pas de mon affection Un lهche repentir d'une bonne action. L'irréparable effet d'une chaleur trop prompte Déshonorait mon père, et me couvrait de honte. Tu sais comme un soufflet touche un homme de coeur. J'avais part à l'affront, j'en ai cherché l'auteur : Je l'ai vu, j'ai vengé mon honneur et mon père ; Je le ferais encor, si j'avais à le faire. Ce n'est pas qu'en effet, contre mon père et moi, Ma flamme assez longtemps n'ait combattu pour toi : Juge de son pouvoir : dans une telle offense J'ai pu délibérer si j'en prendrais vengeance. Réduit à te déplaire, ou souffrir un affront, J'ai pensé qu'à son tour mon bras était trop prompt, Je me suis accusé de trop de violence ; Et ta beauté, sans doute, emportait la balance, ہ moins que d'opposer à tes plus forts appas Qu'un homme sans honneur ne te méritait pas ; Que malgré cette part que j'avais en ton âme, Qui m'aima généreux me haïrait infâme ; Qu'écouter ton amour, obéir à ta voix, C'était m'en rendre indigne et diffamer ton choix. Je te le dis encore, et, quoique j'en soupire, Jusqu'au dernier soupir je veux bien le redire : Je t'ai fait une offense, et j'ai dû m'y porter Pour effacer ma honte, et pour te mériter ; Mais, quitte envers l'honneur, et quitte envers mon père, C'est maintenant à toi que je viens satisfaire : C'est pour t'offrir mon sang qu'en ce lieu tu me vois. Je fait ce que j'ai dû, je fais ce que je dois. Je sais qu'un père mort t'arme contre mon crime ; Je ne t'ai pas voulu dérober ta victime : Immole avec courage au sang qu'il a perdu Celui qui met sa gloire à l'avoir répandu.
CHIMبNE Ah ! Rodrigue ! il est vrai, quoique ton ennemie, Je ne puis te blâmer d'avoir fui l'infamie ; Et, de quelque façon qu'éclatent mes douleurs, Je ne t'accuse point, je pleure mes malheurs. Je sais ce que l'honneur, après un tel outrage, Demandait à l'ardeur d'un généreux courage : Tu n'as fait le devoir que d'un homme de bien ; Mais aussi, le faisant, tu m'as appris le mien. Ta funeste valeur m'instruit par ta victoire ; Elle a vengé ton père et soutenu ta gloire : Même soin me regarde, et j'ai, pour m'affliger, Ma gloire à soutenir, et mon père à venger. Hélas ! ton intérêt ici me désespère. Si quelque autre malheur m'avait ravi mon père, Mon âme aurait trouvé dans le bien de te voir L'unique allégement qu'elle eût pu recevoir ; Et contre ma douleur j'aurais senti des charmes, Quand une main si chère eût essuyé mes larmes, Mais il me faut te perdre après l'avoir perdu ; Cet effort sur ma flamme à mon honneur est dû ; Et cet affreux devoir, dont l'ordre m'assassine, Me force à travailler moi-même à ta ruine. Car enfin n'attends pas de mon affection De lâches sentiments pour ta punition. De quoi qu'en ta faveur notre amour m'entretienne, Ma générosité doit répondre à la tienne : Tu t'es, en m'offensant, montré digne de moi ; Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi.
DON RODRIGUE Ne diffère donc plus ce que l'honneur t'ordonne : Il demande ma tête, et je te l'abandonne ; Fais-en un sacrifice à ce noble intérêt, Le coup m'en sera doux, aussi bien que l'arrêt. Attendre après mon crime une lente justice, C'est reculer ta gloire autant que mon supplice. Je mourrai trop heureux mourant d'un coup si beau.
CHIMبNE Va, je suis ta partie, et non pas ton bourreau. Si tu m'offres ta tête, est-ce à moi de la prendre ? Je la dois attaquer, mais tu dois la défendre ; C'est d'un autre que toi qu'il me faut l'obtenir, Et je dois te poursuivre, et non pas te punir.
DON RODRIGUE De quoi qu'en ma faveur notre amour t'entretienne, Ta générosité doit répondre à la mienne ; Et pour venger un père emprunter d'autres bras, Ma Chimène, crois-moi, c'est n'y répondre pas : Ma main seule du mien a su venger l'offense, Ta main seule du tien doit prendre la vengeance.
CHIMبNE Cruel ! à quel propos sur ce point t'obstiner ? Tu t'es vengé sans aide, et tu m'en veux donner ! Je suivrai ton exemple, et j'ai trop de courage Pour souffrir qu'avec toi ma gloire se partage. Mon père et mon honneur ne veulent rien devoir Aux traits de ton amour, ni de ton désespoir.
DON RODRIGUE Rigoureux point d'honneur ! hélas ! quoi que je fasse, Ne pourrai-je à la fin obtenir cette grâce ? Au nom d'un père mort, ou de notre amitié, Punis-moi par vengeance, ou du moins par pitié. Ton malheureux amant aura bien moins de peine ہ mourir par ta main qu'à vivre avec ta haine.
CHIMبNE Va, je ne te hais point.
DON RODRIGUE Tu le dois.
CHIMبNE Je ne puis.
DON RODRIGUE Crains-tu si peu le blâme, et si peu les faux bruits ? Quand on saura mon crime, et que ta flamme dure, Que ne publieront point l'envie et l'imposture ! Force-les au silence, et, sans plus discourir, Sauve ta renommée en me faisant mourir.
CHIMبNE Elle éclate bien mieux en te laissant la vie ; Et je veux que la voix de la plus noire envie ةlève au ciel ma gloire et plaigne mes ennuis, Sachant que je t'adore et que je te poursuis. Va-t'en, ne montre plus à ma douleur extrême Ce qu'il faut que je perde, encore que je l'aime. Dans l'ombre de la nuit cache bien ton départ ; Si l'on te voit sortir, mon honneur court hasard. La seule occasion qu'aura la médisance, C'est de savoir qu'ici j'ai souffert ta présence : Ne lui donne point lieu d'attaquer ma vertu.
DON RODRIGUE Que je meure !
CHIMبNE Va-t'en.
DON RODRIGUE ہ quoi te résous-tu ?
CHIMبNE Malgré des feux si beaux qui troublent ma colère, Je ferai mon possible à bien venger mon père ; Mais, malgré la rigueur d'un si cruel devoir, Mon unique souhait est de ne rien pouvoir.
DON RODRIGUE ش miracle d'amour !
CHIMبNE ش comble de misère !
DON RODRIGUE Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !
CHIMبNE Rodrigue, qui l'eût cru ?
DON RODRIGUE Chimène, qui l'eût dit ?
CHIMبNE Que notre heur fût si proche, et sitôt se perdît ?
RODRIGUE Et que si près du port, contre toute apparence Un orage si prompt brisât notre espérance ?
CHIMبNE Ah ! mortelles douleurs !
DON RODRIGUE Ah ! regrets superflus !
CHIMبNE Va-t'en, encore un coup, je ne t'écoute plus.
DON RODRIGUE Adieu ; je vais traîner une mourante vie, Tant que par ta poursuite elle me soit ravie.
CHIMبNE Si j'en obtiens l'effet, je t'engage ma foi De ne respirer pas un moment après toi. Adieu ; sors, et surtout garde bien qu'on te voie.
Elvire Madame, quelques maux que le ciel nous envoie...
Chimène Ne m'importune plus, laisse-moi soupirer. Je cherche le silence et la nuit pour pleurer.
SCبNE V - DON DIبGUE
DON DIبGUE Jamais nous ne goûtons de parfaite allégresse : Nos plus heureux succès sont mêlés de tristesse ; Toujours quelques soucis en ces événements Troublent la pureté de nos contentements. Au milieu du bonheur mon âme en sent l'atteinte : Je nage dans la joie, et je tremble de crainte. J'ai vu mort l'ennemi qui m'avait outragé ; Et je ne saurais voir la main qui m'a vengé. En vain je m'y travaille, et d'un soin inutile, Tout cassé que je suis, je cours toute la ville : Ce peu que mes vieux ans m'ont laissé de vigueur Se consume sans fruit à chercher ce vainqueur. ہ toute heure, en tous lieux, dans une nuit si sombre, Je pense l'embrasser, et n'embrasse qu'une ombre ; Et mon amour, déçu par cet objet trompeur, Se forme des soupçons qui redoublent ma peur. Je ne découvre point de marques de sa fuite ; Je crains du comte mort les amis et la suite ; Leur nombre m'épouvante et confond ma raison. Rodrigue ne vit plus, ou respire en prison. Justes cieux ! me trompé-je encore à l'apparence, Ou si je vois enfin mon unique espérance ? C'est lui, n'en doutons plus ; mes voeux sont exaucés, Ma crainte est dissipée, et mes ennuis cessés.
SCبNE VI - DON DIبGUE, DON RODRIGUE
DON DIبGUE Rodrigue, enfin le ciel permet que je te voie !
DON RODRIGUE Hélas !
DON DIبGUE Ne mêle point de soupirs à ma joie ; Laisse-moi prendre haleine afin de te louer. Ma valeur n'a point lieu de te désavouer ; Tu l'as bien imitée, et ton illustre audace Fait bien revivre en toi les héros de ma race ; C'est d'eux que tu descends, c'est de moi que tu viens ; Ton premier coup d'épée égale tous les miens ; Et d'une belle ardeur ta jeunesse animée Par cette grande épreuve atteint ma renommée. Appui de ma vieillesse, et comble de mon heur, Touche ces cheveux blancs à qui tu rends honneur ; Viens baiser cette joue, et reconnais la place Où fut empreint l'affront que ton courage efface.
DON RODRIGUE L'honneur vous en est dû ; je ne pouvais pas moins ةtant sorti de vous et nourri par vos soins. Je m'en tiens trop heureux, et mon âme est ravie Que mon coup d'essai plaise à qui je dois la vie ; Mais parmi vos plaisirs ne soyez point jaloux Si je m'ose à mon tour satisfaire après vous. Souffrez qu'en liberté mon désespoir éclate ; Assez et trop longtemps votre discours le flatte. Je ne me repens point de vous avoir servi ; Mais rendez-moi le bien que ce coup m'a ravi. Mon bras pour vous venger, armé contre ma flamme, Par ce coup glorieux m'a privé de mon âme. Ne me dites plus rien ; pour vous j'ai tout perdu : Ce que je vous devais, je vous l'ai bien rendu.
DON DIبGUE Porte, porte plus haut le fruit de ta victoire : Je t'ai donné la vie, et tu me rends ma gloire ; Et d'autant que l'honneur m'est plus cher que le jour, D'autant plus maintenant je te dois de retour. Mais d'un coeur magannime éloigne ces faiblesses ; Nous n'avons qu'un honneur, il est tant de maîtresses ! L'amour n'est qu'un plaisir, l'honneur est un devoir.
DON RODRIGUE Ah ! que me dites-vous ?
DON DIبGUE Ce que tu dois savoir.
DON RODRIGUE Mon honneur offensé sur moi-même se venge ; Et vous m'osez pousser à la honte du change ! L'infamie est pareille, et suit également Le guerrier sans courage et le perfide amant. ہ ma fidélité ne faites point d'injures ; Souffrez-moi généreux sans me rendre parjure ; Mes liens sont trop forts pour être ainsi rompus ; Ma foi m'engage encor si je n'espère plus ; Et, ne pouvant quitter ni posséder Chimène, Le trépas que je cherche est ma plus douce peine.
DON DIبGUE Il n'est pas temps encor de chercher le trépas : Ton prince et ton pays ont besoin de ton bras. La flotte qu'on craignait, dans ce grand fleuve entrée, Croit surprendre la ville et piller la contrée. Les Maures vont descendre, et le flux et la nuit Dans une heure à nos murs les amènent sans bruit. La cour est en désordre, et le peuple en alarmes ; On n'entend que des cris, on ne voit que des larmes. Dans ce malheur public,mon bonheur a permis Que j'ai trouvé chez moi cinq cents de mes amis, Qui, sachant mon affront, poussés d'un même zèle, Se venaient tous offrir à venger ma querelle. Tu les a prévenus ; mais leurs vaillantes mains Se tremperont bien mieux au sang des Africains. Va marcher à leur tête où l'honneur te demande ; C'est toi que veut pour chef leur généreuse bande. De ces vieux ennemis va soutenir l'abord : Là, si tu veux mourir, trouve une belle mort, Prends-en l'occasion, puisqu'elle t'est offerte ; Fais devoir à ton roi son salut à ta perte ; Mais reviens-en plutôt les palmes sur le front. Ne borne pas ta gloire à venger un affront, Porte-la plus avant, force par ta vaillance Ce monarque au pardon, et Chimène au silence ; Si tu l'aimes, apprends que revenir vainqueur C'est l'unique moyen de ragagner son coeur. Mais le temps est trop cher pour le perdre en paroles ; Je t'arrête ce discours, et je veux que tu voles. Viens, suis-moi, va combattre, et montrer à ton roi Que ce qu'il perd au comte il le recouvre en toi.
ACTE IV -------
SCبNE PREMIبRE - CHIMبNE, ELVIRE
CHIMبNE N'est-ce point un faux bruit ? le sais-tu bien, Elvire ?
ELVIRE Vous ne croiriez jamais comme chacun l'admire, Et porte jusqu'au ciel, d'une commune voix, De ce jeune héros les glorieux exploits. Les Maures devant lui n'ont paru qu'à leur honte ; Leur abort fut bien prompt, leur fuite encor plus prompte ; Trois heures de combat laissent à nos guerriers Une victoire entière et deux rois prisonniers. La valeur de leur chef ne trouvait point d'obstacles.
CHIMبNE Et la main de Rodrigue a fait tous ces miracles ?
ELVIRE De ses nobles efforts ces deux rois sont le prix ; Sa main les a vaincus, et sa main les a pris.
CHIMبNE De qui peux-tu savoir ces nouvelles étranges ?
ELVIRE Du peuple qui partout fait sonner ses louanges, Le nomme de sa joie et l'objet et l'auteur, Son ange tutélaire et son libérateur.
CHIMبNE Et le roi, de quel oeil voit-il tant de vaillance ?
ELVIRE Rodrigue n'ose encor paraître en sa présence ; Mais don Diègue ravi lui présente enchaînés, Au nom de ce vainqueur, ces captifs couronnés, Et demande pour grâce à ce généreux prince Qu'il daigne voir la main qui sauve la province.
CHIMبNE Mais n'est-il point blessé ?
ELVIRE Je n'en ai rien appris. Vous changez de couleur ! reprenez vos esprits.
CHIMبNE Reprenons donc aussi ma colère affaiblie : Pour avoir soin de lui faut-il que je m'oublie ? On le vante, on le loue, et mon coeur y consent ! Mon honneur est muet, mon devoir impuissant ! Silence, mon amour, laisse agir ma colère : S'il a vaincu deux rois, il a tué mon père ; Ces tristes vêtements, où je lis mon malheur Sont les premiers effets qu'ait produit sa valeur ; Et quoi qu'on die ailleurs d'un coeur si magnanime, Ici tous les objets me parlent de son crime.. Vous qui rendez la force à mes ressentiments, Voiles, crêpes, habits, lugubres ornements, Pompe que me prescrit sa première victoire, Contre ma passion soutenez bien ma gloire ; Et lorsque mon amour prendra trop de pouvoir, Parlez à mon esprit de mon triste devoir, Attaquez sans rien craindre une main triomphante.
ELVIRE Modérez ces transports, voici venir l'infante.
SCبNE II - L'INFANTE, CHIMبNE, LةONOR, ELVIRE
L'INFANTE Je ne viens pas ici consoler tes douleurs ; Je viens plutôt mêler mes soupirs à tes pleurs.
CHIMبNE Prenez bien plutôt part à la commune joie, Et goûtez le bonheur que le ciel vous envoie, Madame, autre que moi n'a droit de soupirer. Le péril dont Rodrigue a su nous retirer, Et le salut public que vous rendent ses armes, ہ moi seule aujourd'hui souffrent encor des larmes : Il a sauvé la ville, il a servi son roi ; Et son bras valeureux n'est funeste qu'à moi.
L'INFANTE Ma Chimène, il est vrai qu'il a fait des merveilles.
CHIMبNE Déjà ce bruit fâcheux a frappé mes oreilles ; Et je l'entends partout publier hautement Aussi brave guerrier que malheureux amant.
L'INFANTE Qu'a de fâcheux pour toi ce discours populaire ? Ce jeune Mars qu'il loue a su jadis te plaire ; Il possédait ton âme, il vivait sous tes lois ; Et vanter sa valeur, c'est honorer ton choix.
CHIMبNE Chacun peut la vanter avec quelque justice, Mais pour moi sa louange est un nouveau supplice. On aigrit ma douleur en l'élevant si haut : Je vois ce que je perds quand je vois ce qu'il vaut. Ah ! cruels déplaisirs à l'esprit d'une amante ! Plus j'apprends son mérite, et plus mon feu s'augmente : Cependant mon devoir est toujours le plus fort, Et malgré mon amour va poursuivre sa mort.
L'INFANTE Hier ce devoir te mit en une haute estime ; L'effort que tu fis parut si magnanime, Si digne d'un grand coeur, que chacun à la cour Admirait ton courage et plaignait ton amour. Mais croirais-tu l'avis d'une amitié fidèle ?
CHIMبNE Ne vous obéir pas me rendrait criminelle.
L'INFANTE Ce qui fut juste alors ne l'est plus aujourd'hui. Rodrigue maintenant est notre unique appui, L'espérance et l'amour d'un peuple qui l'adore, Le soutien de Castille, et la terreur du More. Le roi même est d'accord de cette vérité, Que ton père en lui seul se voit ressuscité ; Et si tu veux enfin qu'en deux mots je m'explique, Tu poursuis en sa mort la ruine publique. Quoi ? pour venger un père est-il jamais permis De livrer sa patrie aux mains des ennemis ? Contre nous ta poursuite est-elle légitime ? Et pour être punis avons-nous part au crime ? Ce n'est pas qu'après tout tu doives épouser Celui qu'un père mort l'obligeait d'accuser : Je te voudrais moi-même en arracher l'envie : شte-lui ton amour, mais laisse-nous sa vie.
CHIMبNE Ah ! ce n'est pas à moi d'avoir tant de bonté ; Le devoir qui m'aigrit n'a rien de limité. Quoique pour ce vainqueur mon amour s'intéresse, Quoiqu'un peuple l'adore et qu'un roi le caresse, Qu'il soit environné des plus vaillants guerriers, J'irai sous mes cyprès accabler ses lauriers.
L'INFANTE C'est générosité quand, pour venger un père, Notre devoir attaque une tête si chère ; Mais c'en est une encor d'un plus illustre rang, Quand on donne au public les intérêts du sang. Non, crois-moi, c'est assez que d'éteindre ta flamme : Il sera trop puni s'il n'est plus dans ton âme. Que le bien du pays t'impose cette loi : Aussi bien que crois-tu que t'accorde le roi ?
CHIMبNE Il peut me refuser, mais je ne puis me taire.
L'INFANTE Pense bien, ma Chimène, à ce que tu veux faire. Adieu : tu pourras seule y penser à loisir.
CHIMبNE Après mon père mort, je n'ai point à choisir.
SCبNE III - DON FERNAND, DON DIبGUE, DON ARIAS, DON RODRIGUE, DON SANCHE
DON FERNAND Généreux héritier d'une illustre famille, Qui fut toujours la gloire et l'appui de la Castille, Race de tant d'aïeux en valeur signalés, Que l'essai de la tienne a sitôt égalés, Pour te récompenser ma force est trop petite ; Et j'ai moins de pouvoir que tu n'as de mérite... Le pays délivré d'un si rude ennemi, Mon sceptre dans ma main par la tienne affermi, Et les Maures défaits avant qu'en ces alarmes J'eusse pu donner ordre à repousser leurs armes, Ne sont point des exploits qui laissent à ton roi Le moyen ni l'espoir de s'acquitter vers toi. Mais deux rois tes captifs feront ta récompense : Ils t'ont nommé tous deux leur Cid en ma présence. Puisque Cid en leur langue est autant que seigneur, Je ne t'envierai pas ce beau titre d'honneur. Sois désormais le Cid; qu'à ce grand nom tout cède; Qu'il comble d'épouvante et Grenade et Tolède, Et qu'il marque à tous ceux qui vivent sous mes lois Et ce que tu me vaux, et ce que je te dois.
DON RODRIGUE Que votre majesté, sire, épargne ma honte. D'un si faible service elle fait trop de conte, Et me force à rougir devant un si grand roi De mériter si peu l'honneur que j'en reçoi. Je sais trop que je dois au bien de votre empire Et le sang qui m'anime, et l'air que je respire ; Et quand je les perdrai pour un si digne objet, Je ferai seulement le devoir d'un sujet.
DON FERNAND Tous ceux que ce devoir à mon service engage Ne s'en acquittent pas avec le même courage ; Et lorsque la valeur ne va point dans l'excès, Elle ne produit point de si rares succès. Souffre donc qu'on te loue, et de cette victoire Apprends-moi plus au long la véritable histoire.
DON RODRIGUE Sire, vous avez su qu'en ce danger pressant, Qui jeta dans la ville un effroi puissant, Une troupe d'amis chez mon père assemblée Sollicita mon âme encor toute troublée... Mais, sire, pardonnez à ma témérité, Si j'osai l'employer sans votre autorité : Le péril approchait ; leur brigade était prête ; Me montrant à la cour, je hasardais ma tête. Et s'il fallait la perdre, il m'était bien plus doux De sortir de la vie en combattant pour vous.
DON FERNAND J'excuse ta chaleur à venger ton offense ; Et l'ةtat défendu me parle en ta défense : Crois que dorénavant Chimène a beau parler, Je ne l'écoute plus que pour la consoler. Mais poursuis.
DON RODRIGUE Sous moi donc cette troupe s'avance, Et porte sur le front une mâle assurance. Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port, Tant, à nous voir marcher avec un tel visage, Les plus épouvantés reprenaient de courage ! J'en cache les deux tiers, aussitôt qu'arrivés, Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés ; Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure, Brûlant d'impatience, autour de moi demeure, Se couche contre terre, et sans faire aucun bruit Passe une bonne part d'une si belle nuit. Par mon commandement la garde en fait de même, Et se tenant cachée, aide à mon stratagème ; Et je feins hardiment d'avoir reçu de vous L'ordre qu'on me voit suivre et que je donne à tous. Cette obscure clarté qui tombe des étoiles Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles ; L'onde s'enfle dessous, et d'un commun effort Les Maures et la mer montent jusques au port. On les laisse passer ; tout leur parait tranquille ; Point de soldats au port, point aux murs de la ville. Notre profond silence abusant leurs esprits, Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris ; Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent, Et courent se livrer aux maisn qui les attendent. Nous nous levons alors, et tous en même temps Poussons jusques au ciel mille cris éclatants. Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent ; Ils paraissent armés, les Maures se confondent, L'épouvante les prend à demi descendus ; Avant que de combattre ils s'estiment perdus. Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre ; Nous les pressons sur l'eau, nous les pressons sur terre, Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang, Avant qu'aucun résiste ou reprenne son rang. Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient, Leur courage renait, et leurs terreurs s'oublient : La honte de mourir sans avoir combattu Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu. Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges ; De notre sang au leur font d'horribles mélanges. Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port, Sont des champs de carnage où triomphe la mort. ش combien d'actions, combien d'exploits célèbres Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres, Où chacun, seul témoin des grands coups qu'il donnait, Ne pouvait discerner où le sort inclinait ! J'allais de tous côtés encourager les nôtres, Faire avancer les uns et soutenir les autres, Ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour, Et ne l'ai pu savoir jusques au point du jour. Mais enfin sa clarté montre notre avantage ; Le Maure voit sa perte, et perd soudain courage : Et voyant un renfort qui nous vient secourir, L'ardeur de vaincre cède à la peur de mourir. Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les chables, Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables, Font retraite en tumulte, et sans considérer Si leurs rois avec eux peuvent se retirer. Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte ; Le flux les apporta, le reflux les remporte ; Cependant que leurs rois, engagés parmi nous, Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups, Disputent vaillamment et vendent bien leur vie. ہ se rendre moi-même en vain je les convie : Le cimeterre au poing ils ne m'écoutent pas ; Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats, Et que seuls désormais en vain ils se défendent, Ils demandent le chef ; je me nomme, ils se rendent. Je vous les envoyai tous deux en même temps ; Et le combat cessa faute de combattants. C'est de cette façon que pour votre service...
SCبNE IV - DON FERNAND, DON DIبGUE, DON RODRIGUE, DON ARIAS, DON ALONSE, DON SANCHE
DON ALONSE Sire, Chimène vient vous demander justice.
DON FERNAND La fâcheuse nouvelle, et l'importun devoir ! Va, je ne la veux pas obliger à te voir. Pour tous remerciements il faut que je te chasse : Mais avant que sortir, viens, que ton roi t'embrasse.
(Don Rodrigue rentre.)
DON DIبGUE Chimène le poursuit, et voudrait le sauver.
DON FERNAND On m'a dit qu'elle l'aime, et je vais l'éprouver. Montrez un oeil plus triste.
SCبNE V - DON FERNAND, DON DIبGUE, DON ARIAS, DON SANCHE, DON ALONSE, CHIMبNE, ELVIRE
DON FERNAND Enfin soyez contente, Chimène, le succès répond à votre attente: Si de nos ennemis Rodrigue a le dessus, Il est mort à nos yeux des coups qu'il a reçus ; Rendez grâce au ciel qui vous en a vengée.
(ہ Don Diègue.) Voyez comme déjà sa couleur est changée.
DON DIبGUE Mais voyez qu'elle pâme, et d'un amour parfait, Dans cette pâmoison, sire, admirez l'effet. Sa douleur a trahi les secrets de son âme, Et ne vous permet plus de douter de sa flamme.
CHIMبNE Quoi ! Rodrigue est donc mort ?
DON FERNAND Non, non, il voit le jour, Et te conserve encore un immuable amour : Calme cette douleur qui pour lui s'intéresse.
CHIMبNE Sire, on pâme de joie, ainsi que de tristesse : Un excès de plaisirs nous rend tout languissants ; Et quand il surprend l'âme, il accable les sens.
DON FERNAND Tu veux qu'en ta faveur nous croyions l'impossible ? Chimène, ta douleur a paru trop visible.
CHIMبNE Eh bien ! sire, ajoutez ce comble à mon malheur, Nommez ma pâmoison l'effet de ma douleur : Un juste déplaisir à ce point m'a réduite ; Son trépas dérobait sa tête à ma poursuite ; S'il meurt des coups reçus pour le bien du pays, Ma vengeance est perdue et mes desseins trahis : Une si belle fin m'est trop injurieuse. Je demande sa mort, mais non pas glorieuse, Non pas dans un éclat qui l'élève si haut, Non pas au lit d'honneur, mais sur un échafaud ; Qu'il meurt pour mon père, et non pour la patrie ; Que son nom soit taché, sa mémoire flétrie. Mourir pour le pays n'est pas un triste sort ; C'est s'immortaliser par une belle mort. J'aime donc sa victoire, et je le puis sans crime ; Elle assure l'ةtat, et me rend ma victime, Mais noble, mais fameuse entre tous les guerriers, Le chef, au lieu de fleurs, couronné de lauriers ; Et pour dire en un mot ce que j'en considère, Digne d'être immolée aux mânes de mon père... Hélas ! à quel espoir me laissé-je emporter ! Rodrigue de ma part n'a rien à redouter ; Que pourraient contre lui des larmes qu'on méprise ? Pour lui tout votre empire est un lieu de franchise ; Là, sous votre pouvoir, tout lui devient permis ; Il triomphe de moi comme des ennemis, Dans leur sang répandu la justice étouffée Aux crimes du vainqueur sert d'un nouveau trophée ; Nous en croissons la pompe, et le mépris des lois Nous fait suivre son char au milieu de deux rois.
DON FERNAND Ma fille, ces transports ont trop de violence. Quand on rend la justice on met tout en balance : On a tué ton père, il était l'agresseur ; Et la même équité m'ordonne la douceur. Avant que d'accuser ce que j'en fais paraître, Consulte bien ton coeur : Rodrigue en est le maître. Et ta flamme en secret rend grâces à ton roi, Dont la faveur conserve un tel amant pour toi.
CHIMبNE Pour moi ! mon ennemi ! l'objet de ma colère ! L'auteur de mes malheurs ! l'assassin de mon père ! De ma juste poursuite on fait si peu de cas Qu'on me croit obliger en ne m'écoutant pas ! Puisque vous refusez la justice à mes larmes, Sire, permettez-moi de recourir aux armes ; C'est par là seulement qu'il a su m'outrager, Et c'est aussi par là que je me dois venger. ہ tous vos cavaliers je demande sa tête ; Oui, qu'un d'eux me l'apporte, et je suis sa conquête ; Qu'ils le combattent, sire ; et le combat fini, J'épouse le vainqueur, si Rodrigue est puni. Sous votre autorité souffrez qu'on le publie.
DON FERNAND Cette vieillle coutume en ces lieux établie, Sous couleur de punir un injuste attentat, Des meilleurs combattants affaiblit un ةtat ; Souvent de cet abus le succès déplorable Opprime l'innocent et soutient le coupable. J'en dispense Rodrigue ; il m'est trop précieux Pour l'exposer aux coups d'un sort capricieux ; Et quoi qu'ait pu commettre un coeur si magnanime Les Maures en fuyant ont emporté son crime.
DON DIبGUE Quoi ! sire, pour lui seul vous renversez des lois Qu'a vu toute la cour observer tant de fois ! Que croira votre peuple, et que dira l'envie, Si sous votre défense il ménage sa vie, Et s'en fait un prétexte à ne paraître pas Où tous les gens d'honneur cherchent un beau trépas ? De pareilles faveurs terniraient trop sa gloire : Qu'il goûte sans rougir les fruits de sa victoire. Le comte eut de l'audace, il l'en a su punir : Il l'a fait en brave homme, et le doit maintenir.
DON FERNAND Puisque vous le voulez, j'accorde qu'il le fasse : Mais d'un guerrier vaincu mille prendraient la place, Et le prix que Chimène au vainqueur a promis De tous mes cavaliers feraient ses ennemis : L'opposer seul à tous serait trop d'injustice ; Il suffit qu'une fois il entre dans la lice. Choisis qui tu voudras, Chimène, et choisis bien ; Mais après ce combat ne demande plus rien.
DON DIبGUE N'excusez point par là ceux que son bras étonne ; Laissez un champ ouvert où n'entrera personne. Après ce que Rodrigue a fait voir aujourd'hui, Quel courage assez vain s'oserait prendre à lui ? Que se hasarderait contre un tel adversaire ? Qui serait ce vaillant, ou bien ce téméraire ?
DON SANCHE Faites ouvrir le champ : vous voyez l'assaillant ; Je suis ce téméraire , ou plutôt ce vaillant. Accordez cette grâce à l'ardeur qui me presse. Madame, vous savez quelle est votre promesse.
DON FERNAND Chimène, remets-tu ta querelle en sa main ?
CHIMبNE Sire, je l'ai promis.
DON FERNAND Soyez prêt à demain.
DON DIبGUE Non, sire, il ne faut pas différer davantage : On est toujours prêt quand on a du courage.
DON FERNAND Sortir d'une bataille, et combattre à l'instant !
DON DIبGUE Rodrigue a pris haleine en vous la racontant.
DON FERNAND Du moins une heure ou deux je veux qu'il se délasse ; Mais de peur qu'en exemple un tel combat ne passe, Pour témoigner à tous qu'à regret je promets Un sanglant procédé qui ne me plut jamais, De moi ni de ma cour il n'aura la présence. (Il parle à Don Arias.) Vous seul des combattants jugerez la vaillance. Ayez soin que tous deux fassent en gens de coeur, Et, le combat fini, m'amenez le vainqueur. Qui qu'il soit, même prix est acquis à sa peine ; Je le veux de ma main présenter à Chimène, Et que pour récompense il reçoive sa foi.
CHIMبNE Quoi ! sire, m'imposer une si dure loi !
DON FERNAND Tu t'en plains; mais ton feu, loin d'avouer ta plainte, Si Rodrigue est vainqueur, l'accepte sans contrainte. Cesse de murmurer contre un arrêt si doux ; Que que ce soit des deux, j'en ferai ton époux.
ACTE V ------
SCبNE PREMIبRE - DON RODRIGUE, CHIMبNE
CHIMبNE Quoi ! Rodrigue, en plein jour ! d'où te vient cette audace ? Va, tu me perds d'honneur ; retire-toi, de grâce.
DON RODRIGUE Je vais mourir, madame, et vous viens en ce lieu, Avant le coup mortel, dire un dernier adieu : Cet immuable amour qui sous vos lois m'engage N'ose accepter ma mort sans vous en faire hommage.
CHIMبNE Tu vas mourir !
DON RODRIGUE Je cours à ces heureux moments Qui vont livrer ma vie à vos ressentiments.
CHIMبNE Tu vas mourir ! Don Sanche est-il si redoutable Qu'il donne l'épouvante à ce coeur indomptable ? Qui t'a rendu si faible ? ou qui le rend si fort ? Rodrigue va combattre, et se croit déjà mort ! Celui qui n'a pas craint les Maures, ni mon père, Va combattre don Sanche, et déjà désespère ! Ainsi donc au besoin ton courage s'abat ?
RODRIGUE Je cours à mon supplice, et non pas au combat ; Et ma fidèle ardeur sait bien m'ôter l'envie, Quand vous cherchez ma mort, de défendre ma vie. J'ai toujours même coeur ; mais je n'ai point de bras Quand il faut conserver ce qui ne vous plaît pas ; Et déjà cette nuit m'aurait été mortelle, Si j'eusse combattu pour ma seule querelle ; Mais défendant mon roi, mon peuple et mon pays, ہ me défendre mal je les aurais trahis. Mon esprit généreux ne hait pas tant la vie, Qu'il en veuille sortir par une perfidie. Maintenant qu'il s'agit de mon seul intérêt, Vous demandez ma mort, j'en accepte l'arrêt. Votre ressentiment choisit la main d'un autre (Je ne méritais pas de mourir de la vôtre) : On ne me verra point en repousser les coups ; Je dois plus de respect à qui combat pour vous, Et ravi de penser que c'est de vous qu'ils viennent, Puisque c'est votre honneur que ses armes soutiennent Je vais lui présenter mon estomac ouvert, Adorant en sa main la vôtre qui me perd.
CHIMبNE Si d'un triste devoir la juste violence, Qui me fait malgré moi poursuivre ta vaillance, Prescrit à ton amour une si forte loi, Qu'il te rend sans défense à qui combat pour moi, En cet aveuglement ne perds pas la mémoire Qu'ainsi que de ta vie il y va de ta gloire, Et que, dans quelque éclat que Rodrigue ait vécu, Quand on le saura mort, on le croira vaincu. Ton honneur t'est plus cher que je ne te suis chère, Puisqu'il trempe tes mains dans le sang de mon père, Et te fait renoncer, malgré ta passion, ہ l'espoir le plus doux de ma possession : Je t'en vois cependant faire si peu de conte, Que sans rendre combat tu veux qu'on te surmonte. Quelle inégalité ravale ta vertu ? Pourquoi ne l'as-tu plus ? ou pourquoi l'avais-tu ? Quoi ! n'es-tu généreux que pour me faire outrage ? S'il ne faut m'offenser, n'as-tu point de courage ? Et traites-tu mon père avec tant de rigueur, Qu'après l'avoir vaincu tu souffres un vainqueur ? Va, sans vouloir mourir, laisse-moi te poursuivre, Et défends ton honneur, si tu veux ne plus vivre.
DON RODRIGUE Après la mort du comte, et les Maures défaits, Faudrait-il à ma gloire encore d'autres effets ? Elle peut dédaigner le soin de me défendre ; On sait que mon courage ose tout entreprendre, Que ma valeur peut tout, et que dessous les cieux, Auprès de mon honneur, rien ne m'est précieux. Non, non, en ce combat, quoi que vous veuillez croire, Rodrigue peut mourir sans hasarder sa gloire, Sans qu'on l'ose accuser d'avoir manqué de coeur, Sans passer pour vaincu, sans souffrir un vainqueur. On dira seulement : « Il adorait Chimène ; Il n'a pas voulu vivre et mériter sa haine ; Il a cédé lui-même à la rigueur du sort Qui forçait sa maîtresse à poursuivre sa mort : Elle voulait sa tête ; et son coeur magnanime, S'il l'en eût refusée, eût pensé faire un crime. Pour venger son honneur il perdit son amour, Pour venger sa maîtresse il a quitté le jour, Préférant (quelque espoir qu'eût son âme asservie) Son honneur à Chimène, et Chimène à sa vie. » Ainsi donc vous verrez ma mort en ce combat, Loin d'obscurcir ma gloire, en rehausser l'éclat ; Et cet honneur suivra mon trépas volontaire, Que tout autre que moi n'eût pu vous satisfaire.
CHIMبNE Puisque, pour t'empêcher de courir au trépas, Ta vie et ton honneur sont de faibles appas, Si jamais je t'aimai, cher Rodrigue, en revanche, Défends-toi maintenant pour m'ôter à don Sanche ; Combats pour m'affranchir d'une condition Qui me donne à l'objet de mon aversion. Te dirai-je encor plus ? va, songe à ta défense, Pour forcer mon devoir, pour m'imposer silence ; Et si tu sens pour moi ton coeur encore épris, Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix. Adieu : ce mot lâché me fait rougir de honte.
DON RODRIGUE Est-il quelque ennemi qu'à présent je ne dompte ? Paraissez, Navarrais, Maures et Castillans, Et tout ce que l'Espagne a nourri de vaillants ; Unissez-vous ensemble, et faites une armée, Pour combattre une main de la sorte animée : Joignez tous vos efforts contre un espoir si doux ; Pour en venir à bout, c'est trop peu que de vous.
SCبNE II - L'INFANTE
L'INFANTE T'écouterai-je encor, respect de ma naissance, Qui fais un crime de mes feux ? T'écouterai-je, amour, dont la douce puissance Contre ce fier tyran fait révolter mes voeux ? Pauvre princesse, auquel des deux Dois-tu prêter obéissance ? Rodrigue, ta valeur te rend digne de moi ; Mais, pour être vaillant, tu n'es pas fils de roi.
Impitoyable sort, dont la rigueur sépare Ma gloire d'avec mes désirs, Est-il dit que le choix d'une vertu si rare Coûte à ma passion de si grands déplaisirs ? ش cieux ! à combien de soupirs Faut-il que mon coeur se prépare, Si jamais il n'obtient sur un si long tourment Ni d'éteindre l'amour, ni d'accepter l'amant ?
Mais c'est trop de scrupule, et ma raison s'étonne Du mépris d'un si digne choix : Bien qu'aux monarques seuls ma naissance me donne, Rodrigue, avec honneur je vivrai sous tes lois. Après avoir vaincu deux rois, Pourrais-tu manquer de couronne ? Et ce grand nom de Cid que tu viens de gagner Ne fait-il pas trop voir sur qui tu dois régner ?
Il est digne de moi, mais il est à Chimène ; Le don que j'en ai fait me nuit. Entre eux la mort d'un père a si peu mis de haine, Que le devoir du sang à regret le poursuit : Ainsi n'espérons aucun fruit De son crime, ni de ma peine, Puisque pour me punir le destin a permis Que l'amour dure même entre deux ennemis.
SCبNE III - L'INFANTE, LةONOR
L'INFANTE Où viens-tu, Léonor ?
LةONOR Vous applaudir, madame, Sur le repos qu'enfin a retrouvé votre âme.
L'INFANTE D'où viendrait ce repos dans un comble d'ennui ?
LةONOR Si l'amour vit d'espoir, et s'il meurt avec lui, Rodrigue ne peut plus charmer votre courage. Vous savez le combat où Chimène l'engage ; Puisqu'il faut qu'il y meure, ou qu'il soit son mari, Votre espérance est morte, et votre esprit guéri.
L'INFANTE Ah ! qu'il s'en faut encor !
LةONOR Que pouvez-vous prétendre?
L'INFANTE Mais plutôt quel espoir me pourrais-tu défendre ? Si Rodrigue combat sous ces conditions, Pour en rompre l'effet j'ai trop d'inventions. L'amour, ce doux auteur de mes cruels supplices, Aux esprits des amants apprend trop d'artifices.
LةONOR Pourrez-vous quelque chose, après qu'un père mort N'a pu dans leurs esprits allumer de discord ? Car Chimène aisément montre, par sa conduite, Que la haine aujourd'hui ne fait pas sa poursuite. Elle obtient un combat, et pour son combattant C'est le premier offert qu'elle accepte à l'instant : Elle n'a point recours à ces mains généreuses Que tant d'exploits fameux rendent si glorieuses ; Don Sanche lui suffit, et mérite son choix Parce qu'il va s'armer pour la première fois ; Elle aime en ce duel son peu d'expérience ; Comme il est sans renom, elle est sans défiance ; Et sa facilité vous doit bien faire voir Qu'elle cherche un combat qui force son devoir, Qui livre à son Rodrigue une victoire aisée, Et l'autorise enfin à paraître apaisée.
L'INFANTE Je le remarque assez, et toutefois mon coeur ہ l'envi de Chimène adore ce vainqueur. ہ quoi me résoudrai-je, amante infortunée ?
LةONOR ہ vous mieux souvenir de qui vous êtes née ; Le ciel vous doit un roi, vous aimez un sujet !
L'INFANTE Mon inclination a bien changé d'objet. Je n'aime plus Rodrigue, un simple gentilhomme ; Non, ce n'est plus ainsi que mon amour le nomme ; Si j'aime, c'est l'auteur de tant de beaux exploits, C'est le valeureux Cid, le maître de deux rois. Je me vaincrai pourtant, non de peur d'aucun blâme, Mais pour ne troubler pas une si belle flamme ; Et quand pour m'obliger on l'aurait couronné, Je ne veux point reprendre un bien que j'ai donné. Puisqu'en un tel combat sa victoire est certaine, Allons encore un coup le donner à Chimène. Et toi, qui vois les traits dont mon coeur est percé, Viens me voir achever comme j'ai commencé.
SCبNE IV - CHIMبNE, ELVIRE
CHIMبNE Elvire, que je souffre ! et que je suis à plaindre ! Je ne sais qu'espérer ; et je vois tout à craindre ; Aucun voeu ne m'échappe où j'ose consentir ; Je ne souhaire rien sans un prompt repentir. ہ deux rivaux pour moi je fais prendre les armes : Le plus heureux succès me coûtera des larmes ; Et quoi qu'en ma faveur en ordonne le sort, Mon père est sans vengeance, ou mon amant est mort.
ELVIRE D'un et d'autre côté, je vous vois soulagée : Ou vous avez Rodrigue, ou vous êtes vengée ; Et quoi que le destin puisse ordonner de vous, Il soutient votre gloire, et vous donne un époux.
CHIMبNE Quoi ! l'objet de ma haine, ou de tant de colère ! L'assassin de Rodrigue, ou celui de mon père ! De tous les deux côtés on me donne un mari Encor tout teint du sang que j'ai le plus chéri ; De tous les deux côtés mon âme se rebelle : Je crains plus que la mort la fin de ma querelle. Allez, vengeance, amour, qui troublez mes esprits, Vous n'avez point pour moi de douceurs à ce prix ; Et toi, puissant moteur du destin qui m'outrage, Termine ce combat sans aucun avantage, Sans faire aucun des deux ni vaincu ni vainqueur.
ELVIRE Ce serait vous traiter avec trop de rigueur. Ce combat pour votre âme est un nouveau supplice, S'il vous laisse obligée à demander justice, ہ témoigner toujours ce haut ressentiment, Et poursuivre toujours la mort de votre amant. Madame, il vaut bien mieux que sa rare vaillance, Lui couronnant le front, vous impose silence ; Que la loi du combat étouffe vos soupirs, Et que le roi vous force à suivre vos désirs.
CHIMبNE Quand il sera vainqueur, crois-tu que je me rende ? Mon devoir est trop fort, et ma perte est trop grande ; Et ce n'est pas assez, pour leur faire la loi, Que celle du combat et le vouloir du roi. Il peut vaincre don Sanche avec fort peu de peine, Mais non pas avec lui la gloire de Chimène ; Et quoi qu'à sa victoire un monarque ait promis, Mon honneur lui fera mille autres ennemis.
ELVIRE Gardez, pour vous punir de cet orgueil étrange, Que le ciel à la fin ne souffre qu'on vous venge. Quoi ! vous voulez encor refuser le bonheur De pouvoir maintenant vous taire avec honneur ? Que prétend ce devoir, et qu'est-ce qu'il espère ? La mort de votre amant vous rendra-t-elle un père ? Est-ce trop peu pour vous que d'un coup de malheur ? Faut-il perte sur perte, et douleur sur douleur ? Allez, dans le caprice où votre humeur s'obstine, Vous ne méritez pas l'amant qu'on vous destine ; Et nous verrons du ciel l'équitable courroux Vous laisser, par sa mort, don Sanche pour époux.
CHIMبNE Elvire, c'est assez des peines que j'endure, Ne les redouble point de ce funeste augure. Je veux, si je le puis, les éviter tous les deux ; Sinon, en ce combat Rodrigue a tous mes voeux : Non qu'une folle ardeur de son côté me penche ; Mais, s'il était vaincu, je serais à don Sanche. Cette appréhension fait naître mon souhait... Que vois-je, malheureuse ? Elvire, c'est en fait.
SCبNE V - DON SANCHE, CHIMبNE, ELVIRE
DON SANCHE Obligé d'apporter à vos pieds cette épée...
CHIMبNE Quoi ! du sang de Rodrigue encor toute trempée ? Perfide, oses-tu bien te montrer à mes yeux, Après m'avoir ôté ce que j'aimais le mieux ? ةclate, mon amour, tu n'as plus rien à craindre : Mon père est satisfait, cesse de te contraindre ; Un même coup a mis ma gloire en sûreté, Mon âme au désespoir, ma flamme en liberté.
DON SANCHE D'un esprit plus rassis...
CHIMبNE Tu me parles encore, Exécrable assassin d'un héros que j'adore ! Va, tu l'as pris en traître ; un guerrier si vaillant N'eût jamais succombé sous un tel assaillant. N'espère rien de moi, tu ne m'as point servie ! En croyant me venger, tu m'as ôté la vie.
DON SANCHE ةtrange impression, qui, loin de m'écouter...
CHIMبNE Veux-tu que de sa mort je t'écoute vanter, Que j'entende à loisir avec quelle insolence Tu peindras son malheur, mon crime et ta vaillance ?
SCبNE VI - DON FERNAND, DON DIبGUE, DON ARIAS, DON SANCHE, DON ALONSE, CHIMبNE, ELVIRE
CHIMبNE Sire, il n'est plus besoin de vous dissimuler Ce que tous mes efforts ne vous ont pu celer. J'aimais, vous l'avez su ; mais, pour venger mon père, J'ai bien voulu proscrire une tête si chère : Votre majesté, sire, elle-même a pu voir Comme j'ai fait céder mon amour au devoir. Enfin Rodrigue est mort, et sa mort m'a changée D'implacable ennemie en amante affligée. J'ai dû cette vengeance à qui m'a mise au jour, Et je dois maintenant ces pleurs à mon amour. Don Sanche m'a perdue en prenant ma défense, Et du bras qui me perd je suis la récompense ! Sire, si la pitié peut émouvoir un roi, De grâce, révoquez une si dure loi ; Pour prix d'une victoire où je perds ce que j'aime, Je lui laisse mon bien ; qu'il me laisse à moi-même ; Qu'en un cloître sacré je pleure incesssamment, Jusqu'au dernier soupir, mon père et mon amant.
DON DIبGUE Enfin elle aime, sire, et ne croit plus un crime D'avouer par sa bouche un amour légitime.
DON FERNAND Chimène, sors d'erreur, ton amant n'est pas mort, Et don Sanche vaincu t'a fait un faux rapport.
DON SANCHE Sire, un peu trop d'ardeur, malgré moi l'a déçue : Je venais du combat lui raconter l'issue. Ce généreux guerrier, dont son coeur est charmé, « Ne crains rien, m'a-t-il dit, quand il m'a désarmé : Je laisserais plutôt la victoire incertaine, Que de répandre un sang hasardé pour Chimène ; Mais puisque mon devoir m'appelle auprès du roi, Va de notre combat l'entretenir pour moi, De la part du vainqueur lui porter ton épée. » Sire, j'y suis venu : cet objet l'a trompée ; Elle m'a cru vainqueur, me voyant de retour, Et soudain sa colère a trahi son amour Avec tant de transport et tant d'impatience, Que je n'ai pu gagner un moment d'audience. Pour moi, bien que vaincu, je me répute heureux ; Et malgré l'intérêt de mon coeur amoureux, Perdant infiniment j'aime encor ma défaite, Qui fait le beau succès d'une amour si parfaire.
DON FERNAND Ma fille, il ne faut point rougir d'un si beau feu, Ni chercher les moyens d'en faire un désaveu ; Une louable honte en vain t'en sollicite ; Ta gloire est dégagée, et ton devoir est quitte ; Ton père est satisfait, et c'était le venger Que mettre tant de fois ton Rodrigue en danger. Tu vois comme le ciel autrement en dispose. Ayant tant fait pour lui, fais pour toi quelque chose, Et ne sois point rebelle à mon commandement, Qui te donne un époux aimé si chèrement.
SCبNE VII - DON FERNAND, DON DIبGUE, DON ARIAS, DON RODRIGUE, DON ALONSE,DON SANCHE, L'INFANTE, CHIMبNE, LةONOR, ELVIRE
L'INFANTE Sèche tes pleurs, Chimène, et reçois sans tristesse Ce généreux vainqueur des mains de ta princesse.
DON RODRIGUE Ne vous offensez point, sire, si devant vous Un respect amoureux me jette à ses genous. Je ne viens point ici demander ma conquête : Je viens tout de nouveau vous apporter ma tête, Madame ; mon amour n'emploiera point pour moi Ni la loi du combat, ni le vouloir du roi. Si tout ce qui s'est fait est trop peu pour un père, Dites par quels moyens il vous faut satisfaire. Faut-il combattre encor mille et mille rivaux, Aux deux bouts de la terre étendre mes travaux, Forcer moi seul un camp, mettre en fuite une armée, Des héros fabuleux passer la renommée ? Si mon crime par là se peut enfin laver, J'ose tout entreprendre, et puis tout achever : Mais si ce fier honneur, toujours inexorable, Ne se peut apaiser sans la mort du coupable, N'armez plus contre moi le pouvoir des humains : Ma tête est à vos pieds, vengez-vous par vos mains ; Vos mains seules ont droit de vaincre un invicible ; Prenez une vengeance à tout autre impossible ; Mais du moins que ma mort suffise à me punir. Ne me bannissez point de votre souvenir ; Et, puisque mon trépas conserve votre gloire, Pour vous en revancher conservez ma mémoire, Et dites quelquefois, en déplorant mon sort : « S'il ne m'avait aimée, il ne serait pas mort.»
CHIMبNE Relève-toi, Rodrigue. Il faut l'avouer, sire, Je vous en ai trop dit pour m'en vouloir dédire. Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr : Et quand un roi commande, on lui doit obéir. Mais, à quoi que déjà vous m'ayez condamnée, Pourrez-vous à vos yeux souffrir cet hyménée ? Et quand de mon devoir vous voulez cet effort, Toute votre justice en est-elle d'accord ? Si Rodrigue à l'ةtat devient si nécessaire, De ce qu'il fait pour vous dois-je être le salaire, Et me livrer moi-même au reproche éternel D'avoir trempé mes mains dans le sang paternel ?
DON FERNAND Le temps assez souvent a rendu légitime Ce qui semblait d'abort ne se pouvoir sans crime. Rodrigue t'a gagnée, et tu dois être à lui. Mais, quoique sa valeur t'ait conquise aujourd'hui, Il faudrait que je fusse ennemi de ta gloire Pour lui donner sitôt le prix de sa victoire. Cet hymen différé ne rompt point une loi Qui, sans marquer de temps, lui destine ta foi. Prends un an, si tu veux, pour essuyer tes larmes. Rodrigue, cependant il faut prendre les armes. Après avoir vaincu les Maures sur nos bords, Renversé leurs desseins, repoussé leurs efforts, Va jusqu'en leur pays leur reporter la guerre, Commander mon armée et ravager leur terre. ہ ce nom seul de Cid ils trembleront d'effroi ; Ils t'ont nommé seigneur, et te voudront pour roi. Mais parmi tes hauts faits sois-lui toujours fidèle ; Reviens-en, s'il se peut, encor plus digne d'elle ; Et par tes grands exploits fais-toi si bien priser, Qu'il lui soit glorieux alors de t'épouser.
DON RODRIGUE Pour posséder Chimène, et pour votre service, Que peut-on m'ordonner que mon bras n'accomplisse ? Quoi qu'absent de ses yeux il me faille endure, Sire, ce m'est trop d'heur de pouvoir espérer.
DON FERNAND Espère en ton courage, espère en ma promesse ; Et possédant déjà le coeur de ta maîtresse, Pour vaincre un point d'honneur qui combat contre toi, Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi ------------------------- FIN DU FICHIER lecid1 --------------------------------

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--- ATTENTION : CONSERVEZ CETTE LICENCE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER ---License ABU-=-=-=-=-=-Version 1.1, Aout 1999 Copyright (C) 1999 Association de Bibliophiles Universels http://abu.cnam.fr/ abu@cnam.fr La base de textes de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU)est une oeuvre de compilation, elle peut être copiée, diffusée etmodifiée dans les conditions suivantes : 1. Toute copie à des fins privées, à des fins d'illustration de l'enseignement ou de recherche scientifique est autorisée. 2. Toute diffusion ou inclusion dans une autre oeuvre doit a) soit inclure la presente licence s'appliquant a l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivee. b) soit permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement une version numérisée de chaque texte inclu, muni de la présente licence. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et de façon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documents extraits. c) permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement la version numérisée originale, munie le cas échéant des améliorations visées au paragraphe 6, si elles sont présentent dans la diffusion ou la nouvelle oeuvre. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et de façon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documents extraits. Dans tous les autres cas, la présente licence sera réputée s'appliquer à l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivée. 3. L'en-tête qui accompagne chaque fichier doit être intégralement conservée au sein de la copie. 4. La mention du producteur original doit être conservée, ainsi que celle des contributeurs ultérieurs. 5. Toute modification ultérieure, par correction d'erreurs, additions de variantes, mise en forme dans un autre format, ou autre, doit être indiquée. L'indication des diverses contributions devra être aussi précise que possible, et datée. 6. Ce copyright s'applique obligatoirement à toute amélioration par simple correction d'erreurs ou d'oublis mineurs (orthographe, phrase manquante, ...), c'est-à-dire ne correspondant pas à l'adjonction d'une autre variante connue du texte, qui devra donc comporter la présente notice. ----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU -------------------------------- --- ATTENTION : CONSERVEZ CET EN-TETE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- La version 2 est mise à la norme ABU par Pierre Cubaud (cubaud@cnam.fr) d'après le fichier extrait de la Oxford Text Archive ftp://ota.ox.ac.uk----------------------- FIN DE L'EN-TETE -------------------------------- ------------------------- DEBUT DU FICHIER domjuan2 --------------------------------
ACTE I ------
SCÈNE PREMIERE - SGANARELLE, GUSMAN.
SGANARELLE tenant une Tabatiere. Quoy que puisse dire Aristote, et toute la Philosophie, il n'est rien d'égal au Tabac, c'est la passion des honnestes gens ; et qui vit sans Tabac, n'est pas digne de vivre ; non seulement il réjoüit, et purge les cerveaux humains ; mais encore il instruit les ames à la vertu, et l'on apprend avec luy à devenir honneste homme. Ne voyez-vous pas bien dés qu'on en prend, de quelle maniere obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravy d'en donner, à droit et à gauche, par tout où l'on se trouve ? On n'attend pas mesme qu'on en demande, et l'on court au devant du soûhait des gens : tant il est vray, que le Tabac inspire des sentimens d'honneur, et de vertu, à tous ceux qui en prennent. Mais c'est assez de cette matiere, reprenons un peu nostre discours. Si bien donc, cher Gusman, que Done Elvire ta Maistresse, surprise de nostre départ, s'est mise en Campagne aprés nous ; et son coeur, que mon Maistre a sceu toucher trop fortement, n'a pû vivre, dis-tu, sans le venir chercher icy ? veux-tu qu'entre-nous je te dise ma pensée ; j'ay peur qu'elle ne soit mal payée de son amour, que son voyage en cette Ville produise peu de fruit, et que vous eussiez autant gagné à ne bouger de là.
GUSMAN. Et la raison encore, dy moy, je te prie, Sganarelle, qui peut t'inspirer une peur d'un si mauvais augure ? ton maistre t'a-t-il ouvert son coeur là-dessus, et t'a t'il dit qu'il eust pour nous quelque froideur qui l'ait obligé à partir ?
SGANARELLE. Non pas, mais, à veuë de païs, je connois à peu prés le train des choses, et sans qu'il m'ait encore rien dit, je gagerois presque que l'affaire va-là. Je pourrois peut-estre me tromper, mais enfin, sur de tels sujets, l'experience m'a pû donner quelques lumieres.
GUSMAN. Quoy, ce départ si peu préveu, seroit une infidelité de D. Juan ? il pourroit faire cette injure aux chastes feux de D. Elvire ?
SGANARELLE. Non, c'est qu'il est jeune encore, et qu'il n'a pas le courage.
GUSMAN. Un homme de sa qualité feroit une action si lâche ?
SGANARELLE. Eh oüy ; sa qualité ! la raison en est belle, et c'est par là qu'il s'empescheroit des choses.
GUSMAN. Mais les saints noeuds du mariage le tiennent engagé.
SGANARELLE. Eh ! mon pauvre Gusman, mon amy, tu ne sçais pas encore, croy moy, quel homme est D. Juan.
GUSMAN. Je ne sçay pas de vray quel homme il peut estre, s'il faut qu'il nous ait fait cette perfidie ; et je ne comprends point, comme aprés tant d'amour, et tant d'impatience témoignée, tant d'hommages pressants, de voeux, de soûpirs, et de larmes ; tant de lettres passionnées, de protestations ardentes, et de sermens reïterez ; tant de transports, enfin, et tant d'emportemens qu'il a fait paroître, jusqu'à forcer dans sa passion l'obstacle sacré d'un Convent, pour mettre D. Elvire en sa puissance ; je ne comprends pas, dis-je, comme aprés tout cela il auroit le coeur de pouvoir manquer à sa parole.
SGANARELLE. Je n'ay pas grande peine à le comprendre moy, et si tu connoissois le pelerin, tu trouverois la chose assez facile pour luy. Je ne dis pas qu'il ait changé de sentimens pour D. Elvire, je n'en ay point de certitude encore ; tu sçais que par son ordre je partis avant luy, et depuis son arrivée il ne m'a point entretenu, mais par precaution, je t'apprens (inter nos) que tu vois en D. Juan mon Maistre, le plus grand scelerat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un Diable, un Turc, un Heretique, qui ne croit ny Ciel, ny Enfer, ny loup-garou, qui passe cette vie en veritable beste-brute, un pourceau d'Epicure, un vray Sardanapale, qui ferme l'oreille à toutes les remontrances [chrestiennes] qu'on luy peut faire, et traite de billevezées tout ce que nous croyons. Tu me dis qu'il a épousé ta Maîtresse, croy qu'il auroit plus fait pour sa passion, et qu'avec elle il auroit encore épousé toy, son chien, et son chat. Un Mariage ne luy coûte rien à contracter, il ne se sert point d'autres pieges pour attraper les belles, et c'est un épouseur à toutes mains, Dame, Demoiselle, Bourgeoise, Païsane, il ne trouve rien de trop chaud, ny de trop froid pour luy ; et si je te disois le nom de toutes celles qu'il a épousées en divers lieux, ce seroit un chapitre à durer jusques au soir. Tu demeures surpris, et changes de couleur à ce discours ; ce n'est-là qu'une ébauche du personnage, et pour en achever le portrait, il faudroit bien d'autres coups de pinceau, suffit qu'il faut que le courroux du Ciel l'accable quelque jour : qu'il me faudroit bien mieux d'estre au diable, que d'estre à luy, et qu'il me fait voir tant d'horreurs, que je souhaiterois qu'il fust déja je ne sçay où ; mais un grand Seigneur méchant homme est une terrible chose ; il faut que je luy sois fidele en dépit que j'en aye, la crainte en moy fait l'office du zele, bride mes sentimens, et me reduit d'applaudir bien souvent à ce que mon ame deteste. Le voila qui vient se promener dans ce Palais, separons-nous ; écoute, au moins, je t'ay fait cette confidence avec franchise, et cela m'est sorty un peu bien viste de la bouche ; mais s'il faloit qu'il en vinst quelque chose à ses oreilles, je dirois hautement que tu aurois menty.
SCÈNE II - D. JUAN, SGANARELLE.
D. JUAN. Quel homme te parloit là, il a bien de l'air ce me semble du bon Gusman de D. Elvire ?
SGANARELLE. C'est quelque chose aussi à peu prés de cela.
D. JUAN. Quoy, c'est luy ?
SGANARELLE. Luy-mesme.
D. JUAN. Et depuis quand est-il en cette Ville ?
SGANARELLE. D'hier au soir.
D. JUAN. Et quel sujet l'ameine ?
SGANARELLE. Je crois que vous jugez assez ce qui le peut inquieter.
D. JUAN. Nostre départ, sans doute ?
SGANARELLE. Le bon homme en est tout mortifié, et m'en demandoit le sujet.
D. JUAN. Et quelle réponse as-tu faite ?
SGANARELLE. Que vous ne m'en aviez rien dit.
D. JUAN. Mais encore, quelle est ta pensée là-dessus, que t'imagines-tu de cette affaire ?
SGANARELLE. Moy, je croy sans vous faire tort, que vous avez quelque nouvel amour en teste.
D. JUAN. Tu le crois ?
SGANARELLE. Oüy.
D. JUAN. Ma foy, tu ne te trompes pas, et je dois t'avoüer qu'un autre objet a chassé Elvire de ma pensée.
SGANARELLE. Eh, mon Dieu, je sçay mon Dom Juan, sur le bout du doigt, et connois vostre coeur pour le plus grand coureur du monde, il se plaist à se promener de liens en liens, et n'aime guere à demeurer en place.
D. JUAN. Et ne trouves-tu pas, dy moy, que j'ay raison d'en user de la sorte ?
SGANARELLE. Eh, Monsieur.
D. JUAN. Quoy ? parle.
SGANARELLE. Assurement que vous avez raison, si vous le voulez, on ne peut pas aller là contre ; mais si vous ne le vouliez pas, ce seroit peut-estre une autre affaire.
D. JUAN. Et bien, je te donne la liberté de parler, et de me dire tes sentimens.
SGANARELLE. En ce cas, Monsieur, je vous diray franchement que je n'approuve point vostre methode, et que je trouve fort vilain d'aimer de tous costez comme vous faites.
D. JUAN. Quoy ? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour luy, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se picquer d'un faux honneur d'estre fidelle, de s'ensevelir pour toûjours dans une passion, et d'estre mort dés sa jeunesse, à toutes les autres beautez qui nous peuvent frapper les yeux : non, non, la constance n'est bonne que pour des ridicules, toutes les Belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'estre rencontrée la premiere, ne doit point dérober aux autres les justes pretentions qu'elles ont toutes sur nos coeurs. Pour moy, la beauté me ravit par tout où je la trouve ; et je cede facilement à cette douce violence, dont elle nous entraisne ; j'ay beau estre engagé, l'amour que j'ay pour une belle, n'engage point mon ame à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le merite de toutes, et rends à chacune les hommages, et les tributs où la nature nous oblige. Quoy qu'il en soit, je ne puis refuser mon coeur à tout ce que je voy d'aimable, et dés qu'un beau visage me le demande, si j'en avois dix mille, je les donnerois tous. Les inclinations naissantes aprés tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à reduire par cent hommages le coeur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrés qu'on y fait ; à combatre par des transports, par des larmes, et des soûpirs, l'innocente pudeur d'une ame, qui a peine à rendre les armes ; à forcer pied à pied toutes les petites resistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur, et la mener doucement, où nous avons envie de la faire venir. Mais lors qu'on en est maistre une fois, il n'y a plus rien à dire, ny rien à souhaiter, tout le beau de la passion est finy, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos desirs, et presenter à nostre coeur les charmes attrayants d'une conqueste à faire. Enfin, il n'est rien de si doux, que de triompher de la resistance d'une belle personne ; et j'ay sur ce sujet l'ambition des Conquerants, qui volent perpetuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se resoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrester l'impetuosité de mes desirs, je me sens un coeur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterois qu'il y eust d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquestes amoureuses.
SGANARELLE. Vertu de ma vie, comme vous debitez ; il semble que vous ayez appris cela par coeur, et vous parlez tout comme un Livre.
D. JUAN. Qu'as-tu à dire là-dessus ?
SGANARELLE. Ma foy, j'ay à dire... je ne sçay ; car vous tournez les choses d'une maniere, qu'il semble que vous avez raison, et cependant il est vray que vous ne l'avez pas. J'avois les plus belles pensées du monde, et vos discours m'ont broüillé tout cela ; laissez faire, une autre fois je mettray mes raisonnemens par écrit, pour disputer avec vous.
D. JUAN. Tu feras bien.
SGANARELLE. Mais, Monsieur, cela seroit-il de la permission que vous m'avez donnée, si je vous disois que je suis tant soit peu scandalisé de la vie que vous menez ?
D. JUAN. Comment, quelle vie est-ce que je meine ?
SGANARELLE. Fort bonne. Mais par exemple de vous voir tous les mois vous marier comme vous faites.
D. JUAN. Y a-t-il rien de plus agreable ?
SGANARELLE. Il est vray, je conçois que cela est fort agreable, et fort divertissant, et je m'en accommoderois assez moy, s'il n'y avoit point de mal, mais, Monsieur, se joüer ainsi d'un mystere sacré, et...
D. JUAN. Va, va, c'est une affaire entre le Ciel et moy, et nous la démeslerons bien ensemble, sans que tu t'en mettes en peine.
SGANARELLE. Ma foy, Monsieur, j'ay toûjours oüy dire que c'est une méchante raillerie que de se railler du Ciel, et que les libertins ne font jamais une bonne fin.
D. JUAN. Hola, maistre sot, vous sçavez que je vous ay dit que je n'ayme pas les faiseurs de remontrances.
SGANARELLE. Je ne parle pas aussi à vous, Dieu m'en garde ; vous sçavez ce que vous faites vous, et si vous ne croyez rien, vous avez vos raisons ; mais il y a de certains petits impertinents dans le monde, qui sont libertins sans sçavoir pourquoy, qui font les esprits forts, parce qu'ils croyent que cela leur sied bien ; et si j'avois un Maistre comme cela, je luy dirois nettement le regardant en face : Osez-vous bien ainsi vous joüer au Ciel, et ne tremblez-vous point de vous mocquer comme vous faites des choses les plus saintes ? C'est bien à vous petit ver de terre, petit mirmidon que vous estes, (je parle au Maistre que j'ay dit,) c'est bien à vous à vouloir vous mêler de tourner en raillerie, ce que tous les hommes reverent. Pensez-vous que pour estre de qualité, pour avoir une perruque blonde, et bien frisée, des plumes à vostre chapeau, un habit bien doré, et des rubans couleur de feu, (ce n'est pas à vous que je parle, c'est à l'autre ;) pensez-vous, dis je, que vous en soyez plus habile homme, que tout vous soit permis, et qu'on n'ose vous dire vos veritez ? Apprenez de moy, qui suis vostre Valet, que le Ciel punit tost ou tard les impies, qu'une méchante vie ameine une méchante mort, et que...
D. JUAN. Paix.
SGANARELLE. De quoy est-il question ?
D. JUAN. Il est question de te dire, qu'une beauté me tient au coeur, et qu'entraîné par ses appas, je l'ay suivie jusqu'en cette Ville.
SGANARELLE. Et ne craignez-vous rien, Monsieur, de la mort de ce Commandeur que vous tuastes il y a six mois ?
D. JUAN. Et pourquoy craindre, ne l'ay-je pas bien tué ?
SGANARELLE. Fort bien, le mieux du monde, et il auroit tort de se plaindre.
D. JUAN. J'ay eu ma grace de cette affaire.
SGANARELLE. Oüy, mais cette grace n'éteint pas peut-estre le ressentiment des parens et des amis, et...
D. JUAN. Ah ! n'allons point songer au mal qui nous peut arriver, et songeons seulement à ce qui nous peut donner du plaisir. La personne dont je te parle, est une jeune Fiancée, la plus agreable du monde, qui a esté conduite icy par celuy mesme qu'elle y vient épouser ; et le hazard me fit voir ce couple d'Amans, trois ou quatre jours avant leur voyage. Jamais je n'ay veu deux personnes estre si contens l'un de l'autre, et faire éclater plus d'amour. La tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs me donna de l'émotion ; j'en fus frappé au coeur, et mon amour commença par la jalousie. Oüy, je ne pus souffrir d'abord de les voir si bien ensemble, le dépit allarma mes desirs, et je me figuray un plaisir extrême, à pouvoir troubler leur intelligence, et rompre cét attachement, dont la delicatesse de mon coeur se tenoit offensée ; mais jusques icy tous mes efforts ont esté inutiles, et j'ay recours au dernier remede. Cét époux pretendu doit aujourd'huy regaler sa Maistresse d'une promenade sur mer ; sans t'en avoir rien dit, toutes choses sont preparées pour satisfaire mon amour, et j'ay une petite Barque, et des gens, avec quoy fort facilement je pretends enlever la Belle.
SGANARELLE. Ha ! Monsieur...
D. JUAN. Hen ?
SGANARELLE. C'est fort bien fait à vous, et vous le prenez comme il faut, il n'est rien tel en ce monde, que de se contenter.
D. JUAN. Prepare-toy donc à venir avec moy, et prend soin toymesme d'apporter toutes mes armes, afin que... ( Il apperçoit D. Elvire.) Ah ! rencontre fascheuse, traistre, tu ne m'avois pas dit qu'elle estoit icy elle-mesme.
SGANARELLE. Monsieur, vous ne me l'avez pas demandé.
D. JUAN. Est-elle folle de n'avoir pas changé d'habit, et de venir en ce lieu-cy, avec son équipage de campagne ?
SCÈNE III.
D. ELVIRE, D. JUAN, SGANARELLE.
D. ELVIRE. Me ferez-vous la grace, D. Juan, de vouloir bien me reconnoistre, et puis-je au moins esperer que vous daigniez tourner le visage de ce costé ?
D. JUAN. Madame, je vous avoüe que je suis surpris, et que je ne vous attendois pas icy.
D. ELVIRE. Oüy, je voy bien que vous ne m'y attendiez pas, et vous estes surpris à la verité, mais tout autrement que je ne l'esperois, et la maniere dont vous le paroissez, me persuade pleinement ce que je refusois de croire. J'admire ma simplicité, et la foiblesse de mon coeur, à douter d'une trahison, que tant d'apparences me confirmoient. J'ay esté assez bonne, je le confesse, ou plûtost assez sotte, pour me vouloir tromper moy-mesme, et travailler à démentir mes yeux et mon jugement. J'ay cherché des raisons, pour excuser à ma tendresse le relaschement d'amitié qu'elle voyoit en vous ; et je me suis forgé exprés cent sujets legitimes d'un départ si precipité, pour vous justifier du crime, dont ma raison vous accusoit. Mes justes soupçons chaque jour avoient beau me parler, j'en rejettois la voix qui vous rendoit criminel à mes yeux, et j'écoutois avec plaisir mille chimeres ridicules, qui vous peignoient innocent à mon coeur ; mais enfin cét abord ne me permet plus de douter, et le coup d'oeil qui m'a receuë, m'apprend bien plus de choses, que je ne voudrois en sçavoir. Je seray bien aise pourtant d'oüir de vostre bouche les raisons de vostre départ. Parlez, D. Juan, je vous prie ; et voyons de quel air vous sçaurez vous justifier.
D. JUAN. Madame, voila Sganarelle, qui sçait pourquoy je suis party.
SGANARELLE. Moy, Monsieur, je n'en sçay rien, s'il vous plaist.
D. ELVIRE. Hé bien, Sganarelle, parlez, il n'importe de quelle bouche j'entende ses raisons.
D. JUAN faisant signe d'approcher à Sganarelle. Allons, parle donc à Madame.
SGANARELLE. Que voulez-vous que je dise ?
D. ELVIRE. Approchez, puis qu'on le veut ainsi, et me dites un peu les causes d'un départ si prompt.
D. JUAN. Tu ne répondras pas ?
SGANARELLE. Je n'ay rien à répondre, vous vous moquez de vostre Serviteur.
D. JUAN. Veux-tu répondre, te dis-je ?
SGANARELLE. Madame...
D. ELVIRE. Quoy ?
SGANARELLE se retournant vers son Maistre. Monsieur...
D. JUAN en le menaçant. Si...
SGANARELLE. Madame, les Conquerants, Alexandre, et les autres Mondes sont cause de nostre départ ; voila, Monsieur, tout ce que je puis dire.
D. ELVIRE. Vous plaist-il, D. Juan, nous éclaircir ces beaux mysteres ?
D. JUAN. Madame, à vous dire la verité...
D. ELVIRE. Ah, que vous sçavez mal vous défendre pour un homme de Cour, et qui doit estre accoûtumé à ces sortes de choses ! J'ay pitié de vous voir la confusion que vous avez. Que ne vous armez-vous le front d'une noble effronterie ? que ne me jurez-vous que vous estes toûjours dans les mesmes sentimens pour moy, que vous m'aimez toûjours avec une ardeur sans égale, et que rien n'est capable de vous détacher de moy que la mort ! que ne me dites-vous que des affaires de la derniere consequence vous ont obligé à partir sans m'en donner avis, qu'il faut que malgré vous vous demeuriez icy quelque temps, et que je n'ay qu'à m'en retourner d'où je viens, assurée que vous suivrez mes pas le plûtost qu'il vous sera possible : Qu'il est certain que vous brûlez de me rejoindre, et qu'éloigné de moy, vous souffrez ce que souffre un corps qui est separé de son ame. Voila comme il faut vous défendre, et non pas estre interdit comme vous estes.
D. JUAN. Je vous avoüe, Madame, que je n'ay point le talent de dissimuler, et que je porte un coeur sincere. Je ne vous diray point que je suis toûjours dans les mesmes sentimens pour vous, et que je brûle de vous rejoindre, puis qu'enfin il est assuré que je ne suis party que pour vous fuir ; non point par les raisons que vous pouvez vous figurer, mais par un pur motif de conscience, et pour ne croire pas qu'avec vous davantage je puisse vivre sans peché. Il m'est venu des scrupules, Madame, et j'ay ouvert les yeux de l'ame sur ce que je faisois. J'ay fait reflexion que pour vous épouser, je vous ay dérobée à la closture d'un Convent, que vous avez rompu des voeux, qui vous engageoient autre part, et que le Ciel est fort jaloux de ces sortes de choses. Le repentir m'a pris, et j'ay craint le couroux celeste. J'ay cru que nostre mariage n'estoit qu'un adultere déguisé, qu'il nous attireroit quelque disgrace d'enhaut, et qu'enfin je devois tascher de vous oublier, et vous donner moyen de retourner à vos premieres chaisnes. Voudriez-vous, Madame, vous opposer à une si sainte pensée, et que j'allasse, en vous retenant, me mettre le Ciel sur les bras, que par...
D. ELVIRE. Ah ! scelerat, c'est maintenant que je te connois tout entier, et pour mon malheur, je te connois lors qu'il n'en est plus temps, et qu'une telle connoissance ne peut plus me servir qu'à me desesperer ; mais sçache que ton crime ne demeurera pas impuny ; et que le mesme Ciel dont tu te joües, me sçaura vanger de ta perfidie.
D. JUAN. Sganarelle, le Ciel !
SGANARELLE. Vraiment oüy, nous nous moquons bien de cela, nous autres.
D. JUAN. Madame...
D. ELVIRE. Il suffit, je n'en veux pas oüir davantage, et je m'accuse mesme d'en avoir trop entendu. C'est une lâcheté que de se faire expliquer trop sa honte ; et sur de tels sujets, un noble coeur au premier mot doit prendre son party. N'attends pas que j'éclate icy en reproches et en injures, non, non, je n'ay point un couroux à exhaler en paroles vaines, et toute sa chaleur se reserve pour sa vengeance. Je te le dis encore, le Ciel te punira, perfide, de l'outrage que tu me fais, et si le Ciel n'a rien que tu puisses apprehender, apprehende du moins la colere d'une Femme offencée.
SGANARELLE. Si le remords le pouvoit prendre.
D. JUAN aprés une petite reflexion. Allons songer à l'execution de nostre entreprise amoureuse.
SGANARELLE. Ah, quel abominable Maître me vois-je obligé de servir !
ACTE II -------
SCÈNE PREMIERE - CHARLOTTE, PIERROT.
CHARLOTE. Nostre-dinse, Piarrot, tu t'es trouvé-là bien à point.
PIERROT. Parquienne, il ne s'en est pas falu l'époisseur d'une éplinque, qu'ils ne se sayant nayez tous deux.
CHARLOTE. C'est donc le coup de vent da matin qui les avoit ranvarsez dans la mar.
PIERROT. Aga guien, Charlote, je m'en vas te conter tout fin drait comme cela est venu : car, comme dit l'autre, je les ay le premier avisez, avisez le premier je les ay. Enfin donc, j'estions sur le bord de la mar, moy et le gros Lucas, et je nous amusions à batifoler avec des mottes de tarre que je nous jesquions à la teste : car comme tu sçais bian, le gros Lucas aime à batifoler, et moy par fouas je batifole itou. En batifolant donc, pisque batifoler y a, j'ay apparceu de tout loin queuque chose qui groüilloit dans gliau, et qui venoit comme envars nou par secousse. Je voyois cela fixiblement, et pis tout d'un coup je voyois que je ne voyois plus rien. Eh, Lucas, çay-je fait, je pense que ula des hommes qui nageant là-bas. Voire, ce ma til fait, t'as esté au trépassement d'un chat, tas la veuë trouble. Pal sanquienne, çay je fait, je n'ay point la veuë trouble, ce sont des hommes. Point du tout, ce ma til fait, t'as la barluë. Veux tu gager, çay je fait, que je nay point la barluë, çay je fait, et que sont deux hommes, çay je fait, qui nageant droit icy, çay je fait. Morquenne, ce ma til fait, je gage que non. O çà, çay je fait, veux tu gager dix sols que si ? Je le veux bian, ce ma til fait, et pour te montrer, ula argent su jeu, ce ma til fait. Moy, je n'ay point esté ny fou, ny estourdy, j'ay bravement bouté à tarre quatre pieces tapées, et cinq sols en doubles, jergniguenne aussi hardiment que si j'avois avalé un varre de vin : car je ses hazardeux moy, et je vas à la debandade. Je sçavois bian ce que je faisois pourtant, queuque gniais ! Enfin donc, je n'avons pas putost eü gagé que javon veu les deux hommes tout à plain qui nous faisiant signe de les aller querir, et moy de tirer auparavant les enjeux. Allons, Lucas, çay je dit, tu vois bian qu'ils nous appellont : allons viste à leu secours. Non, ce ma til dit, ils mont fait pardre. O donc tanquia, qua la par fin pour le faire court, je l'ay tant sarmonné, que je nous sommes boutez dans une barque, et pis j'avons tant fait cahin, caha, que je les avons tirez de gliau, et pis je les avons menez cheux nous auprés du feu, et pis ils se sant depoüillez tous nuds pour se secher, et pis il y en est venu encor deux de la mesme bande qui saquiant sauvez tout seuls, et pis Maturine est arrivée là à qui l'en a fait les doux yeux, ula justement, Charlote, comme tout ça s'est fait.
CHARLOTE. Tu ne m'as pas dit, Piarrot, qu'il y en a un qu'est bien pû mieux fait que les autres.
PIERROT. Oüy, c'est le Maître, il faut que ce soit queuque gros gros Monsieur, car il a du dor à son habit tout de pis le haut jusqu'en bas, et ceux qui le servont sont des Monsieux eux-mesme, et stapandant, tout gros Monsieur qu'il est, il seroit par ma fique nayé si je n'aviomme esté là.
CHARLOTE. Ardez un peu.
PIERROT. O Parquenne, sans nous, il en avoit pour sa maine de féves.
CHARLOTE. Est-il encore cheux toy tout nu, Piarrot ?
PIERROT. Nannain, ils l'avont r'habillé tout devant nous. Mon quieu, je n'en avois jamais veu s'habiller, que d'histoires et d'angigorniaux boutont ces Messieus-là les Courtisans, je me pardrois là dedans pour moy, et j'estois tout ebobi de voir ça. Quien, Charlote, ils avont des cheveux qui ne tenont point à leu teste, et ils boutont ça aprés tout comme un gros bonnet de filace. Ils ant des chemises qui ant des manches où j'entrerions tout brandis toy et moy. En glieu d'haut de chausse, ils portont un garderobe aussi large que d'icy à Pasque, en glieu de pourpoint, de petites brassieres, qui ne leu venont pas usqu'au brichet, et en glieu de rabas un grand mouchoir de cou à riziau aveuc quatre grosses houpes de linge qui leu pendont sur l'estomaque. Ils avont itou d'autres petits rabats au bout des bras, et de grands entonnois de passement aux jambes, et parmy tout ça tant de rubans, tant de rubans, que c'est une vraye piquié. Ignia pas jusqu'aux souliers qui n'en soiont farcis tout de pis un bout jusqu'à l'autre, et ils sont faits d'eune façon que je me romprois le cou aveuc.
CHARLOTE. Par ma fy, Piarrot, il faut que j'aille voir un peu ça.
PIERROT. O acoute un peu auparavant, Charlote, j'ay queuque autre chose à te dire, moy.
CHARLOTE. Et bian, dy, qu'est-ce que c'est ?
PIERROT. Vois-tu, Charlote, il faut, comme dit l'autre, que je débonde mon coeur. Je taime, tu le sçais bian, et je somme pour estre mariez ensemble, mais marquenne, je ne suis point satisfait de toy.
CHARLOTE. Quement ? qu'est-ce que c'est donc qu'iglia ?
PIERROT. Iglia que tu me chagraignes l'esprit franchement.
CHARLOTE. Et quement donc ?
PIERROT. Testiguienne, tu ne maimes point.
CHARLOTE. Ah, ah, n'est-ce que ça ?
PIERROT. Oüy, ce n'est que ça, et c'est bian assez.
CHARLOTE. Mon quieu, Piarrot, tu me viens toujou dire la mesme chose.
PIERROT. Je te dis toujou la mesme chose, parce que c'est toujou la mesme chose, et si ce n'estoit pas toujou la mesme chose, je ne te dirois pas toujou la mesme chose.
CHARLOTE. Mais, qu'est-ce qu'il te faut ? que veux-tu ?
PIERROT. Jerniquenne, je veux que tu m'aimes.
CHARLOTE. Est-ce que je ne taime pas ?
PIERROT. Non, tu ne maimes pas, et si je fais tout ce que je pis pour ça. Je tachete, sans reproche, des rubans à tous les Marciers qui passont, je me romps le cou à taller denicher des marles, je fais joüer pour toy les Vielleux quand ce vient ta feste, et tout ça comme si je me frapois la teste contre un mur. Vois-tu, ça n'est ny biau ny honneste de naimer pas les gens qui nous aimont.
CHARLOTE. Mais, mon guieu, je taime aussi.
PIERROT. Oüy, tu maimes dune belle deguaine.
CHARLOTE. Quement veux tu donc qu'on fasse ?
PIERROT. Je veux que l'en fasse comme l'en fait quand l'en aime comme il faut.
CHARLOTE. Ne taimay-je pas aussi comme il faut ?
PIERROT. Non, quand ça est, ça se void, et l'en fait mille petites singeries aux personnes quand on les aime du bon du coeur. Regarde la grosse Thomasse comme elle est assotée du jeune Robain, alle est toujou autour de ly à lagacer, et ne le laisse jamais en repos. Toujou al ly fait queuque niche, ou ly baille quelque taloche en passant, et l'autre jour qu'il estoit assis sur un escabiau, al fut le tirer de dessous ly, et le fit choir tout de son long par tarre. Jarny ula où len voit les gens qui aimont, mais toy, tu ne me dis jamais mot, t'es toujou là comme eune vraye souche de bois, et je passerois ving fois devant toy que tu ne te groüillerois pas pour me bailler le moindre coup, ou me dire la moindre chose. Ventrequenne, ça n'est pas bian, aprés tout, et t'es trop froide pour les gens.
CHARLOTE. Que veux-tu que j'y fasse ? c'est mon himeur, et je ne me pis refondre.
PIERROT. Ignia himeur qui quienne, quand en a de l'amiquié pour les personnes, lan en baille toujou queuque petite signifiance.
CHARLOTE. Enfin, je taime tout autant que je pis, et si tu n'es pas content de ça, tu n'as qu'à en aimer queuquautre.
PIERROT. Eh bien, ula pas mon conte ? Testigué, si tu m'aimois, me dirois-tu ça ?
CHARLOTE. Pourquoy me viens-tu aussi tarabuster l'esprit ?
PIERROT. Morqué, queu mal te fais-je ? je ne te demande qu'un peu d'amiquié.
CHARLOTE. Et bian, laisse faire aussi, et ne me presse point tant, peut-estre que ça viendra tout d'un coup sans y songer.
PIERROT. Touche donc là, Charlote.
CHARLOTE. Et bien, quien.
PIERROT. Promets-moy donc que tu tâcheras de maimer davantage.
CHARLOTE. J'y feray tout ce que je pourray, mais il faut que ça vienne de luy-mesme. Pierrot, est-ce là ce Monsieur ?
PIERROT. Oüy, le ula.
CHARLOTE. Ah, mon quieu, qu'il est genty, et que ç'auroit esté dommage qu'il eust été nayé.
PIERROT. Je revians tout à l'heure, je m'en vas boire chopaine pour me rebouter tant soit peu de la fatigue que j'ays euë.
SCÈNE II - D. JUAN, SGANARELLE, CHARLOTE.
D. JUAN. Nous avons manqué nostre coup, Sganarelle, et cette bourasque impreveuë a renversé avec nostre barque le projet que nous avions fait ; mais à te dire vray, la Paysane que je viens de quiter repare ce mal-heur, et je luy ay trouvé des charmes qui effacent de mon esprit tout le chagrin que me donnoit le mauvais succez de nostre entreprise. Il ne faut pas que ce coeur m'échape, et j'y ay déja jetté des dispositions à ne pas me souffrir long-temps de pousser des soûpirs.
SGANARELLE. Monsieur, j'avoüe que vous m'estonnez ; à peine sommes-nous échapez d'un peril de mort, qu'au lieu de rendre grace au Ciel de la pitié qu'il a daigné prendre de nous, vous travaillez tout de nouveau à attirer sa colere par vos fantaisies accoûtumées, et vos amours cr... Paix, coquin que vous estes, vous ne sçavez ce que vous dites, et Monsieur sçait ce qu'il fait, allons.
D. JUAN appercevant Charlotte. Ah, ah, d'où sort cette autre Paysane, Sganarelle ? as-tu rien veu de plus joly, et ne trouves-tu pas, dy-moy, que celle-cy vaut bien l'autre ?
SGANARELLE. Assurément. Autre piece nouvelle.
D. JUAN. D'où me vient, la Belle, une rencontre si agreable ? quoy, dans ces lieux champestres, parmy ces arbres et ces rochers, on trouve des personnes faites comme vous estes ?
CHARLOTE. Vous voyez, Monsieur.
D. JUAN. Estes-vous de ce Village ?
CHARLOTE. Oüy, Monsieur.
D. JUAN. Et vous y demeurez ?
CHARLOTE. Oüy, Monsieur.
D. JUAN. Vous vous appellez ?
CHARLOTE. Charlote, pour vous servir.
D. JUAN. Ah ! la belle personne, et que ses yeux sont penetrans !
CHARLOTE. Monsieur, vous me rendez toute honteuse.
D. JUAN. Ah, n'ayez point de honte d'entendre dire vos veritez. Sganarelle, qu'en dis-tu ? peut-on rien voir de plus agreable ? Tournez-vous un peu, s'il vous plaist, ah que cette taille est jolie ! haussez un peu la teste, de grace, ah que ce visage est mignon. Ouvrez vos yeux entierement, ah qu'ils sont beaux ! Que je voye un peu vos dents, je vous prie, ah qu'elles sont amoureuses ! et ces lévres appetissantes. Pour moy, je suis ravy, et je n'ay jamais veu une si charmante personne.
CHARLOTE. Monsieur, cela vous plaist à dire, et je ne sçay pas si c'est pour vous railler de moy.
D. JUAN. Moy, me railler de vous ? Dieu m'en garde, je vous aime trop pour cela, et c'est du fond du coeur que je vous parle.
CHARLOTE. Je vous suis bien obligée, si ça est.
D. JUAN. Point du tout, vous ne m'estes point obligée de tout ce que je dis, et ce n'est qu'à vostre beauté que vous en estes redevable.
CHARLOTE. Monsieur, tout ça est trop bien dit pour moy, et je n'ay pas d'esprit pour vous répondre.
D. JUAN. Sganarelle, regarde un peu ses mains.
CHARLOTE. Fy, Monsieur, elles sont noires comme je ne sçay quoy.
D. JUAN. Ha que dites-vous là ? elles sont les plus belles du monde, souffrez que je les baise, je vous prie.
CHARLOTE. Monsieur, c'est trop d'honneur que vous me faites, et si j'avois sceu ça tantost, je n'aurois pas manqué de les laver avec du son.
D. JUAN. Et dites-moy un peu, Belle Charlote, vous n'estes pas mariée sans doute ?
CHARLOTE. Non, Monsieur, mais je dois bien-tost l'estre avec Piarrot, le fils de la voisine Simonete.
D. JUAN. Quoy, une personne comme vous seroit la femme d'un simple Paysan ? non, non, c'est profaner tant de beautez, et vous n'estes pas née pour demeurer dans un Village, vous meritez sans doute une meilleure fortune, et le Ciel qui le connoist bien, m'a conduit icy tout exprés pour empescher ce mariage, et rendre justice à vos charmes : car enfin, Belle Charlote, je vous aime de tout mon coeur, et il ne tiendra qu'à vous que je vous arrache de ce miserable lieu, et ne vous mette dans l'estat où vous meritez d'estre. Cét amour est bien prompt sans doute ; mais quoy, c'est un effet, Charlote, de vostre grande beauté, et l'on vous aime autant en un quart d'heure, qu'on feroit une autre en six mois.
CHARLOTE. Aussi vray, Monsieur, je ne sçay comment faire quand vous parlez, ce que vous dites me fait aise, et j'aurois toutes les envies du monde de vous croire, mais on m'a toujou dit, qu'il ne faut jamais croire les Monsieux, et que vous autres Courtisans estes des enjoleus, qui ne songez qu'à abuser les filles.
D. JUAN. Je ne suis pas de ces gens-là.
SGANARELLE. Il n'a garde.
CHARLOTE. Voyez-vous, Monsieur, il n'y a pas plaisir à se laisser abuser, je suis une pauvre Paysane, mais j'ay l'honneur en recommandation, et j'aimerois mieux me voir morte que de me voir deshonorée.
D. JUAN. Moy, j'aurois l'ame assez méchante pour abuser une personne comme vous, je serois assez lâche pour vous deshonorer ? non, non, j'ay trop de conscience pour cela, je vous aime, Charlote, en tout bien et en tout honneur, et pour vous montrer que je vous dis vray, sçachez que je n'ay point d'autre dessein que de vous épouser. En voulez-vous un plus grand témoignage ? M'y voila prest quand vous voudrez, et je prends à témoin l'homme que voila de la parole que je vous donne.
SGANARELLE. Non, non, ne craignez point, il se mariera avec vous tant que vous voudrez.
D. JUAN. Ah, Charlote, je vois bien que vous ne me connoissez pas encore, vous me faites grand tort de juger de moy par les autres, et s'il y a des fourbes dans le monde, des gens qui ne cherchent qu'à abuser des Filles, vous devez me tirer du nombre, et ne pas mettre en doute la sincerité de ma foy, et puis vostre beauté vous assure de tout. Quand on est faite comme vous, on doit estre à couvert de toutes ces sortes de crainte, vous n'avez point l'air, croyez-moy, d'une personne qu'on abuse, et pour moy, je l'avoüe, je me percerois le coeur de mille coups, si j'avois eu la moindre pensée de vous trahir.
CHARLOTE. Mon Dieu, je ne sçay si vous dites vray ou non, mais vous faites que l'on vous croit.
D. JUAN. Lors que vous me croirez, vous me rendrez justice assurément, et je vous reïtere encore la promesse que je vous ay faite, ne l'acceptez-vous pas ? et ne voulez-vous pas consentir à estre ma femme ?
CHARLOTE. Oüy, pourveu que ma Tante le veüille.
D. JUAN. Touchez donc là, Charlote, puis que vous le voulez bien de vostre part.
CHARLOTE. Mais au moins, Monsieur, ne m'allez pas tromper, je vous prie, il y auroit de la conscience à vous, et vous voyez comme j'y vais à la bonne foy.
D. JUAN. Comment, il semble que vous doutiez encore de ma sincerité ? Voulez-vous que je fasse des sermens épouvantables ? Que le Ciel...
CHARLOTE. Mon Dieu, ne jurez point, je vous croy.
D. JUAN. Donnez-moy donc un petit baiser pour gage de vostre parole.
CHARLOTE. Oh, Monsieur, attendez que je soyons mariez, je vous prie, aprés ça je vous baiseray tant que vous voudrez.
D. JUAN. Et bien, Belle Charlote, je veux tout ce que vous voulez, abandonnez-moy seulement vostre main, et souffrez que par mille baisers je luy exprime le ravissement où je suis...
SCÈNE III - D. JUAN, SGANARELLE, PIERROT, CHARLOTTE.
PIERROT se mettant entre deux et poussant D. Juan. Tout doucement, Monsieur tenez-vous, s'il vous plaist, vous vous échauffez trop, et vous pourriez gagner la puresie.
D. JUAN repoussant rudement Pierrot. Qui m'amene cét impertinent ?
PIERROT. Je vous dis qu'ou vous tegniez, et qu'ou ne carressiais point nos accordées.
D. JUAN continuë de le repousser. Ah, que de bruit.
PIERROT. Jerniquenne, ce n'est pas comme ça qu'il faut pousser les gens.
CHARLOTE prenant Pierrot par le bras. Et laisse-le faire aussi, Piarrot.
PIERROT. Quement, que je le laisse faire. Je ne veux pas, moy !
D. JUAN. Ah.
PIERROT. Testiguenne, par ce qu'ous estes Monsieu, ous viendrez caresser nos femmes à note barbe ? allez u-s-en caresser les vostres.
D. JUAN. Heu ?
PIERROT. Heu. D. Juan luy donne un soufflet. Testigué, ne me frapez pas. Autre soufflet. Oh, jernigué ! Autre soufflet. Ventrequé !
Autre soufflet. Palsanqué, morquenne, ça n'est pas bian de batre les gens, et ce n'est pas là la recompense de u-s-avoir sauvé d'estre nayé.
CHARLOTE. Piarrot, ne te fasche point.
PIERROT. Je me veux fascher, et t'es une vilainte toy d'endurer qu'on te caieole.
CHARLOTE. Oh, Piarrot, ce n'est pas ce que tu penses, ce Monsieur veut m'épouser, et tu ne dois pas te bouter en colere.
PIERROT. Quement ? jerny, tu m'es promise.
CHARLOTE. Ça n'y fait rien, Piarrot, si tu m'aimes, ne dois-tu pas estre bien-aise que je devienne Madame.
PIERROT. Jerniqué, non, j'aime mieux te voir crevée que de te voir à un autre.
CHARLOTE. Va va, Piarrot, ne te mets point en peine ; si je sis Madame, je te feray gagner queuque chose, et tu apporteras du beurre et du fromage cheux nous.
PIERROT. Ventrequenne, je gny en porteray jamais quand tu m'en poyrois deux fois autant. Est-ce donc comme ça que t'escoutes ce qu'il te dit ? Morquenne, si j'avois sceu ça tantost, je me serois bian gardé de le tirer de gliau, et je gly aurois baillé un bon coup d'aviron sur la teste.
D. JUAN s'aprochant de Pierrot pour le fraper. Qu'est-ce que vous dites ?
PIERROT s'éloignant derriere Charlote. Jerniquenne, je ne crains parsonne.
D. JUAN passe du costé où est Pierrot. Attendez-moy un peu.
PIERROT repasse de l'autre costé de Charlote. Je me moque de tout, moy.
D. JUAN court aprés Pierrot. Voyons cela.
PIERROT se sauve encore derriere Charlote. J'en avons bien veu d'autres.
D. JUAN. Hoüais.
SGANARELLE. Eh, Monsieur, laissez-là ce pauvre miserable. C'est conscience de le batre. Ecoute, mon pauvre Garçon, retiretoy, et ne luy dis rien.
PIERROT passe devant Sganarelle, et dit fierement à D. Juan. Je veux luy dire, moy.
D. JUAN leve la main pour donner un soufflet à Pierrot, qui baisse la teste, et Sganarelle reçoit le soufflet. Ah, je vous apprendray.
SGANARELLE regardant Pierrot qui s'est baissé pour éviter le soufflet. Peste soit du maroufle.
D. JUAN. Te voila payé de ta charité.
PIERROT. Jarny, je vas dire à sa Tante tout ce ménage-cy.
D. JUAN. Enfin, je m'en vais estre le plus heureux de tous les hommes, et je ne changerois pas mon bonheur à toutes les choses du monde. Que de plaisirs quand vous serez ma femme, et que...
SCÈNE IV - D. JUAN, SGANARELLE, CHARLOTE, MATHURINE.
SGANARELLE appercevant Mathurine. Ah, ah.
MATHURINE à Dom Juan. Monsieur, que faites vous donc là avec Charlote, est-ce que vous luy parlez d'amour aussi ?
D. JUAN à Mathurine. Non, au contraire, c'est elle qui me témoignoit une envie d'estre ma femme, et je luy répondois que j'estois engagé à vous.
CHARLOTE. Qu'est-ce que c'est donc que vous veut Mathurine ?
D. JUAN bas à Charlotte. Elle est jalouse de me voir vous parler, et voudroit bien que je l'épousasse, mais je luy dis que c'est vous que je veux.
MATHURINE. Quoy, Charlote...
D. JUAN bas à Mathurine. Tout ce que vous luy direz sera inutile, elle s'est mis cela dans la teste.
CHARLOTE. Quement donc Mathurine...
D. JUAN bas à Charlote. C'est en vain que vous luy parlerez, vous ne luy osterez point cette fantaisie.
MATHURINE. Est-ce que...
D. JUAN bas à Mathurine. Il n'y a pas moyen de luy faire entendre raison.
CHARLOTE. Je voudrois...
D. JUAN bas à Charlotte. Elle est obstinée comme tous les Diables.
MATHURINE. Vramant...
D. JUAN bas à Mathurine. Ne luy dites rien, c'est une folle.
CHARLOTE. Je pense...
D. JUAN bas à Charlote. Laissez-la là, c'est une extravagante.
MATHURINE. Non, non, il faut que je luy parle.
CHARLOTE. Je veux voir un peu ses raisons.
MATHURINE. Quoy...
D. JUAN bas à Mathurine. Je gage qu'elle va vous dire que je luy ay promis de l'épouser.
CHARLOTE. Je...
D. JUAN bas à Charlote. Gageons qu'elle vous soustiendra que je luy ay donné parole de la prendre pour femme.
MATHURINE. Hola, Charlote, ça n'est pas bien de courir sur le marché des autres.
CHARLOTE. Ça n'est pas honneste, Mathurine, d'estre jalouse que Monsieur me parle.
MATHURINE. C'est moy que Monsieur a veu la premiere.
CHARLOTE. S'il vous a veu la premiere, il m'a veu la seconde, et m'a promis de m'épouser.
D. JUAN bas à Mathurine. Et bien, que vous ay-je dit ?
MATHURINE. Je vous baise les mains, c'est moy, et non pas vous qu'il a promis d'épouser.
D. JUAN bas à Charlote. N'ay-je pas deviné ?
CHARLOTE. A d'autres, je vous prie, c'est moy, vous dis-je.
MATHURINE. Vous vous moquez des gens, c'est moy, encore un coup.
CHARLOTE. Le ula qui est pour le dire, si je n'ay pas raison.
MATHURINE. Le ula qui est pour me dementir, si je ne dis pas vray.
CHARLOTE. Est-ce, Monsieu, que vous luy avez promis de l'épouser ?
D. JUAN bas à Charlote. Vous vous raillez de moy.
MATHURINE. Est-il vray, Monsieur, que vous luy avez donné parole d'estre son mary ?
D. JUAN bas à Mathurine. Pouvez-vous avoir cette pensée ?
CHARLOTE. Vous voyez qu'al le soûtient.
D. JUAN bas à Charlote. Laissez-la faire.
MATHURINE. Vous estes témoin comme al l'assure.
D. JUAN bas à Mathurine. Laissez-la dire.
CHARLOTE. Non, non, il faut sçavoir la verité.
MATHURINE. Il est question de juger ça.
CHARLOTE. Oüy, Mathurine, je veux que Monsieur vous montre vostre bec jaune.
MATHURINE. Oüy, Charlote, je veux que Monsieur vous rende un peu camuse.
CHARLOTE. Monsieur, vuidez la querelle, s'il vous plaît.
MATHURINE. Mettez-nous d'accord, Monsieur.
CHARLOTE à Mathurine. Vous allez voir.
MATHURINE à Charlote. Vous allez voir vous mesme.
CHARLOTE à D. Juan. Dites.
MATHURINE à D. Juan. Parlez.
D. JUAN embarassé leur dit à toutes deux. Que voulez-vous que je dise ? vous soûtenez également toutes deux que je vous ay promis de vous prendre pour femmes. Est-ce que chacune de vous ne sçait pas ce qui en est, sans qu'il soit necessaire que je m'explique davantage ? pourquoy m'obliger là-dessus à des redites ? celle à qui j'ay promis effectivement n'a-t-elle pas en elle-mesme dequoy se moquer des discours de l'autre, et doit-elle se mettre en peine pourveu que j'accomplisse ma promesse ? Tous les discours n'avancent point les choses, il faut faire, et non pas dire, et les effets décident mieux que les paroles. Aussi n'est-ce rien que par là que je vous veux mettre d'accord, et l'on verra quand je me marieray, laquelle des deux a mon coeur. Bas, à Mathurine. Laissez-luy croire ce qu'elle voudra. Bas, à Charlotte. Laissez-la se flater dans son imagination. Bas, à Mathurine. Je vous adore. Bas, à Charlotte. Je suis tout à vous. Bas, à Mathurine. Tous les visages sont laids auprés du vostre. Bas, à Charlote. On ne peut plus souffrir les autres quand on vous a veuë. J'ay un petit ordre à donner, je viens vous retrouver dans un quart d'heure.
CHARLOTE à Mathurine. Je suis celle qu'il aime, au moins.
MATHURINE. C'est moy qu'il épousera.
SGANARELLE. Ah, pauvres filles que vous estes, j'ay pitié de vostre innocence, et je ne puis souffrir de vous voir courir à vostre malheur. Croyez-moy l'une et l'autre, ne vous amusez point à tous les contes qu'on vous fait, et demeurez dans vostre village.
D. JUAN revenant. Je voudrois bien sçavoir pourquoy Sganarelle ne me suit pas.
SGANARELLE à ces filles. Mon Maistre est un fourbe, il n'a dessein que de vous abuser, et en a bien abusé d'autres, c'est l'Epouseur du genre humain, et... ( il apperçoit D. Juan) cela est faux, et quiconque vous dira cela, vous luy devez dire qu'il en a menty. Mon Maistre n'est point l'Epouseur du genre humain, il n'est point fourbe, il n'a pas dessein de vous tromper, et n'en a point abusé d'autres. Ah, tenez, le voila, demandez-le plûtost à luy-mesme.
D. JUAN. Oüy.
SGANARELLE. Monsieur, comme le monde est plein de médisans, je vais au devant des choses, et je leur disois que si quelqu'un leur venoit dire du mal de vous, elles se gardassent bien de le croire, et ne manquassent pas de luy dire qu'il en auroit menty.
D. JUAN. Sganarelle.
SGANARELLE. Oüy, Monsieur est homme d'honneur, je le garantis tel.
D. JUAN. Hon.
SGANARELLE. Ce sont des impertinens.
SCÈNE V.
D. JUAN, LA RAMÉE, CHARLOTE, MATHURINE, SGANARELLE.
LA RAMÉE. Monsieur, je viens vous avertir qu'il ne fait pas bon icy pour vous.
D. JUAN. Comment ?
LA RAMÉE. Douze hommes à cheval vous cherchent, qui doivent arriver icy dans un moment, je ne sçay pas par quel moyen ils peuvent vous avoir suivy, mais j'ay appris cette nouvelle d'un Païsan qu'ils ont interrogé, et auquel ils vous ont dépeint. L'affaire presse, et le plûtost que vous pourrez sortir d'icy, sera le meilleur.
D. JUAN à Charlote et Mathurine. Une affaire pressante m'oblige de partir d'icy, mais je vous prie de vous ressouvenir de la parole que je vous ay donnée, et de croire que vous aurez de mes nouvelles avant qu'il soit demain au soir. Comme la partie n'est pas égale, il faut user de stratageme, et éluder adroitement le malheur qui me cherche, je veux que Sganarelle se reveste de mes habits, et moy...
SGANARELLE. Monsieur, vous vous moquez, m'exposer à estre tué sous vos habits, et...
D. JUAN. Allons viste, c'est trop d'honneur que je vous fais, et bien heureux est le Valet qui peut avoir la gloire de mourir pour son Maistre.
SGANARELLE. Je vous remercie d'un tel honneur. O Ciel, puis qu'il s'agit de mort, fais-moy la grace de n'estre point pris pour un autre.
ACTE III -----------
SCÈNE PREMIERE - D. JUAN en habit de campagne, SGANARELLE en Medecin.
SGANARELLE. Ma foy, Monsieur, avoüez que j'ay eu raison, et que nous voila l'un et l'autre déguisez à merveille. Vostre premier dessein n'estoit point du tout à propos, et cecy nous cache bien mieux que tout ce que vous vouliez faire.
D. JUAN. Il est vray que te voila bien, et je ne sçay où tu as esté déterrer cét attirail ridicule.
SGANARELLE. Oüy ? c'est l'habit d'un vieux Medecin qui a esté laissé en gage au lieu où je l'ay pris, et il m'en a coûté de l'argent pour l'avoir. Mais sçavez-vous, Monsieur, que cét habit me met déja en consideration ? que je suis salué des gens que je rencontre, et que l'on me vient consulter ainsi qu'un habile homme ?
D. JUAN. Comment donc ?
SGANARELLE. Cinq ou six Païsans et Païsanes en me voyant passer me sont venus demander mon avis sur differentes maladies.
D. JUAN. Tu leur as répondu que tu n'y entendois rien ?
SGANARELLE. Moy ? point du tout, j'ay voulu soûtenir l'honneur de mon habit, j'ay raisonné sur le mal, et leur ay fait des ordonnances à chacun.
D. JUAN. Et quels remedes encore leur as-tu ordonnez ?
SGANARELLE. Ma foy, Monsieur, j'en ay pris par où j'en ay pû attraper, j'ay fait mes ordonnances à l'avanture, et ce seroit une chose plaisante si les malades guérissoient, et qu'on m'en vinst remercier.
D. JUAN. Et pourquoy non ? par quelle raison n'aurois-tu pas les mesmes privileges qu'ont tous les autres Medecins ? ils n'ont pas plus de part que toy aux guérisons des malades, et tout leur art est pure grimace. Ils ne font rien que recevoir la gloire des heureux succez, et tu peux profiter comme eux du bon-heur du malade, et voir attribuer à tes remedes tout ce qui peut venir des faveurs du hazard, et des forces de la nature.
SGANARELLE. Comment, Monsieur, vous estes aussi impie en Medecine ?
D. JUAN. C'est une des grandes erreurs qui soit parmy les hommes.
SGANARELLE. Quoy, vous ne croyez pas au sené, ny à la casse, ny au vin hemetique ?
D. JUAN. Et pourquoy veux tu que j'y croye ?
SGANARELLE. Vous avez l'ame bien mécreante. Cependant vous voyez depuis un temps que le vin hemetique fait bruire ses fuseaux. Ses miracles ont converty les plus incredules esprits, et il n'y a pas trois semaines que j'en ay veu, moy qui vous parle, un effet merveilleux.
D. JUAN. Et quel ?
SGANARELLE. Il y avoit un homme qui depuis six jours estoit à l'agonie, on ne sçavoit plus que luy ordonner, et tous les remedes ne faisoient rien, on s'avisa à la fin de luy donner de l'hemetique.
D. JUAN. Il réchapa, n'est-ce pas ?
SGANARELLE. Non, il mourut.
D. JUAN. L'effet est admirable.
SGANARELLE. Comment ? il y avoit six jours entiers qu'il ne pouvoit mourir, et cela le fit mourir tout d'un coup. Voulez-vous rien de plus efficace ?
D. JUAN. Tu as raison.
SGANARELLE. Mais laissons-là la Medecine où vous ne croyez point, et parlons des autres choses : car cét habit me donne de l'esprit, et je me sens en humeur de disputer contre vous. Vous sçavez bien que vous me permettez les disputes, et que vous ne me défendez que les remontrances.
D. JUAN. Hé bien !
SGANARELLE. Je veux sçavoir un peu vos pensées à fonds. Est-il possible que vous ne croyez point du tout au Ciel ?
D. JUAN. Laissons cela.
SGANARELLE. C'est-à-dire que non ; et à l'Enfer ?
D. JUAN. Eh.
SGANARELLE. Tout de mesme ; et au Diable s'il vous plaist ?
D. JUAN. Oüy, oüy.
SGANARELLE. Aussi peu ; ne croyez-vous point l'autre vie ?
D. JUAN. Ah, ah, ah.
SGANARELLE. Voila un homme que j'auray bien de la peine à convertir. Et, dites-moy un peu, [le Moine bourru, qu'en croyez-vous ? eh !
D. JUAN. La peste soit du fat.
SGANARELLE. Et voyla ce que je ne puis souffrir, car il n'y a rien de plus vray que le Moine bourru ; et je me ferois pendre pour celuy-là ; mais] encore faut-il croire quelque chose [dans le monde], qu'est-ce [donc] que vous croyez ?
D. JUAN. Ce que je croy ?
SGANARELLE. Oüy.
D. JUAN. Je croy que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit.
SGANARELLE. La belle croyance [et les beaux articles de foi] que voila ; vostre religion, à ce que je vois, est donc l'aritmetique ; il faut avoüer qu'il se met d'étranges folies dans la teste des hommes, et que pour avoir bien estudié on en est bien moins sage le plus souvent ; pour moy, Monsieur, je n'ay point estudié comme vous, Dieu mercy, et personne ne sçauroit se vanter de m'avoir jamais rien appris, mais avec mon petit sens, mon petit jugement, je voy les choses mieux que tous les livres, et je comprens fort bien que ce monde, que nous voyons, n'est pas un champignon qui soit venu tout seul en une nuict. Je voudrois bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, et ce Ciel que voilà là-haut, et si tout cela s'est basty de luy-mesme ; vous voilà vous par exemple, vous estes là ; est-ce que vous vous estes fait tout seul, et n'a-t-il pas fallu que vostre pere ait engrossé vostre mere pour vous faire ? pouvez-vous voir toutes les inventions, dont la machine de l'homme est composée, sans admirer de quelle façon cela est ageancé l'un dans l'autre ? ces nerfs, ces os, ces veines, ces arteres, ces... ce poumon, ce coeur, ce foye, et tous ces autres ingrediens qui sont là et qui... oh dame, interrompez-moy donc si vous voulez, je ne sçaurois disputer si l'on ne m'interrompt, vous vous taisez exprés, et me laissez parler par belle malice.
D. JUAN. J'attends que ton raisonnement soit finy.
SGANARELLE. Mon Raisonnement est qu'il y a quelque chose d'admirable dans l'homme quoy que vous puissiez dire, que tous les sçavans ne sçauroient expliquer ; cela n'est-il pas merveilleux que me voilà icy, et que j'aye quelque chose dans la teste qui pense cent choses differentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu'elle veut ! je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au Ciel, baisser la teste, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arriere, tourner...
(Il se laisse tomber en tournant.)
D. JUAN. Bon voila ton raisonnement qui a le nez cassé.
SGANARELLE. Morbleu, je suis bien sot de m'amuser à raisonner avec vous ; croyez ce que vous voudrez, il m'importe bien que vous soyez damné !
D. JUAN. Mais tout en raisonnant, je croy que nous sommes égarez ; appelle un peu cét homme que voila là-bas, pour luy demander le chemin.
SGANARELLE. Hola, ho, l'homme ; ho, mon compere, ho l'amy, un petit mot, s'il vous plaist.
SCÈNE II - D. JUAN, SGANARELLE, FRANCISQUE.
SGANARELLE. Enseignez-nous un peu le chemin qui meine à la Ville.
LE PAUVRE. Vous n'avez qu'à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite quand vous serez au bout de la forest. Mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur vos gardes, et que depuis quelque temps, il y a des voleurs icy autour.
D. JUAN. Je te suis bien obligé, mon amy, et je te rends graces de tout mon coeur.
LE PAUVRE. Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumosne.
D. JUAN. Ah, ah, ton avis est interessé à ce que je vois.
LE PAUVRE. Je suis un Pauvre homme, Monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix ans, et je ne manqueray pas de prier le Ciel qu'il vous donne toute sorte de biens.
D. JUAN. Eh, prie-le qu'il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres.
SGANARELLE. Vous ne connoissez pas Monsieur, bon homme, il ne croit qu'en deux et deux sont quatre, et en quatre et quatre sont huit.
D. JUAN. Quelle est ton occupation parmy ces arbres ?
LE PAUVRE. De prier le Ciel tout le jour pour la prosperité des gens de bien qui me donnent quelque chose.
D. JUAN. Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ?
LE PAUVRE. Helas, Monsieur, je suis dans la plus grande necessité du monde.
D. JUAN. Tu te moques, un homme qui prie le Ciel tout le jour ne peut pas manquer d'estre bien dans ses affaires.
LE PAUVRE. Je vous asseure, Monsieur, que le plus souvent je n'ay pas un morceau de pain à mettre sous les dents.
D. JUAN. [Voila qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins ; ah ah, je m'en vais te donner un Louis d'or tout à l'heure pourveu que tu veuilles jurer.
LE PAUVRE. Ah, Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?
D. JUAN. Tu n'as qu'à voir si tu veux gagner un Louis d'or ou non, en voici un que je te donne si tu jures, tiens il faut jurer.
LE PAUVRE. Monsieur.
D. JUAN. A moins de cela tu ne l'auras pas.
SGANARELLE. Va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal.
D. JUAN. Prens, le voila, prens te dis-je, mais jure donc.
LE PAUVRE. Non Monsieur, j'ayme mieux mourir de faim.
D. JUAN. Va va,] je te le donne pour l'amour de l'humanité. Mais que voy-je là, un homme attaqué par trois autres ? la partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lascheté.
(Il court au lieu du combat.)
SCÈNE III - D. JUAN, D. CARLOS, SGANARELLE.
SGANARELLE. Mon Maître est un vray enragé d'aller se presenter à un peril qui ne le cherche pas, mais, ma foy, le secours a servy, et les deux ont fait fuir les trois.
D. CARLOS l'épée à la main. On voit par la fuite de ces voleurs de quel secours est vostre bras, souffrez, Monsieur, que je vous rende grace d'une action si genereuse, et que...
D. JUAN revenant l'épée à la main. Je n'ay rien fait, Monsieur, que vous n'eussiez fait en ma place. Nostre propre honneur est interessé dans de pareilles avantures, et l'action de ces coquins estoit si lâche, que c'eust esté y prendre part que de ne s'y pas opposer, mais par quelle rencontre vous estes-vous trouvé entre leurs mains ?
D. CARLOS. Je m'estois par hazard égaré d'un frere, et de tous ceux de nostre suite, et comme je cherchois à les rejoindre, j'ay fait rencontre de ces voleurs, qui d'abord ont tué mon cheval, et qui sans vôtre valeur en auroient fait autant de moy.
D. JUAN. Vostre dessein est-il d'aller du costé de la Ville ?
D. CARLOS. Oüy, mais sans y vouloir entrer, et nous nous voyons obligez mon frere et moy à tenir la campagne pour une de ces fascheuses affaires qui reduisent les Gentilshommes à se sacrifier eux et leur famille à la severité de leur honneur, puis qu'enfin le plus doux succez en est toûjours funeste, et que si l'on ne quite pas la vie, on est contraint de quiter le Royaume ; et c'est en quoy je trouve la condition d'un Gentilhomme malheureuse, de ne pouvoir point s'assurer sur toute la prudence et toute l'honnesteté de sa conduite, d'estre asservy par les Loix de l'honneur au déreglement de la conduite d'autruy, et de voir sa vie, son repos, et ses biens dépendre de la fantaisie du premier temeraire qui s'avisera de luy faire une de ces injures pour qui un honneste homme doit perir.
D. JUAN. On a cét avantage qu'on fait courir le mesme risque, et passer aussi mal le temps à ceux qui prennent fantaisie de nous venir faire une offense de gayeté de coeur. Mais ne seroit-ce point une indiscretion que de vous demander quelle peut estre vostre affaire ?
D. CARLOS. La chose en est aux termes de n'en plus faire de secret, et lors que l'injure a une fois éclaté, nostre honneur ne va point à vouloir cacher nostre honte, mais à faire éclater nostre vengeance, et à publier mesme le dessein que nous en avons. Ainsi, Monsieur, je ne feindray point de vous dire que l'offense que nous cherchons à vanger, est une soeur seduite et enlevée d'un Convent, et que l'Auteur de cette offence est un D. Juan Tenorio, fils de D. Loüis Tenorio. Nous le cherchons depuis quelques jours, et nous l'avons suivy ce matin sur le rapport d'un Valet, qui nous a dit qu'il sortoit à cheval accompagné de quatre ou cinq, et qu'il avoit pris le long de cette coste, mais tous nos soins ont esté inutiles, et nous n'avons pû découvrir ce qu'il est devenu.
D. JUAN. Le connoissez-vous, Monsieur, ce D. Juan dont vous parlez ?
D. CARLOS. Non, quant à moy. Je ne l'ay jamais veu, et je l'ay seulement oüy dépeindre à mon frere, mais la Renommée n'en dit pas force bien, et c'est un homme dont la vie...
D. JUAN. Arrestez, Monsieur, s'il vous plaist, il est un peu de mes amis, et ce seroit à moy une espece de lascheté que d'en oüir dire du mal.
D. CARLOS. Pour l'amour de vous, Monsieur, je n'en diray rien du tout, et c'est bien la moindre chose que je vous doive, aprés m'avoir sauvé la vie, que de me taire devant vous d'une personne que vous connoissez, lors que je ne puis en parler sans en dire du mal : mais quelque amy que vous luy soyez, j'ose esperer que vous n'approuverez pas son action, et ne trouverez pas estrange que nous cherchions d'en prendre la vengeance.
D. JUAN. Au contraire, je vous y veux servir, et vous épargner des soins inutiles ; je suis amy de D. Juan, je ne puis pas m'en empescher, mais il n'est pas raisonnable qu'il offence impunément des Gentilshommes, et je m'engage à vous faire faire raison par luy.
D. CARLOS. Et quelle raison peut-on faire à ces sortes d'injures ?
D. JUAN. Toute celle que vostre honneur peut souhaiter ; et sans vous donner la peine de chercher D. Juan davantage, je m'oblige à le faire trouver au lieu que vous voudrez, et quand il vous plaira.
D. CARLOS. Cét espoir est bien doux, Monsieur, à des coeurs offencez ; mais aprés ce que je vous dois, ce me seroit une trop sensible douleur, que vous fussiez de la partie.
D. JUAN. Je suis si attaché à D. Juan, qu'il ne sçauroit se battre que je ne me batte aussi : mais enfin j'en réponds comme de moy-mesme, et vous n'avez qu'à dire quand vous voulez qu'il paroisse, et vous donne satisfaction.
D. CARLOS. Que ma destinée est cruelle ! faut-il que je vous doive la vie, et que D. Juan soit de vos amis !
SCÈNE IV.
D. ALONSE et trois suivans, D. CARLOS, D. JUAN, SGANARELLE.
D. ALONSE. Faites boire là mes chevaux, et qu'on les amene aprés nous, je veux un peu marcher à pied. O Ciel, que vois-je icy ? Quoy, mon frere, vous voila avec nostre Ennemy mortel ?
D. CARLOS. Nostre Ennemy mortel ?
D. JUAN se reculant trois pas et mettant fierement la main sur la garde de son épée. Oüy, je suis D. Juan moy-mesme, et l'avantage du nombre ne m'obligera pas à vouloir déguiser mon nom.
D. ALONSE. Ah, traître, il faut que tu perisses, et...
D. CARLOS. Ah, mon frere, arrestez, je luy suis redevable de la vie, et sans le secours de son bras, j'aurois esté tué par des voleurs que j'ay trouvez.
D. ALONSE. Et voulez-vous que cette consideration empesche nostre vengeance ? tous les services que nous rend une main ennemie, ne sont d'aucun merite pour engager nostre ame ; et s'il faut mesurer l'obligation à l'injure, vostre reconnoissance, mon frere, est icy ridicule ; et comme l'honneur est infiniment plus precieux que la vie, c'est ne devoir rien proprement, que d'estre redevable de la vie à qui nous a osté l'honneur.
D. CARLOS. Je sçay la difference, mon frere, qu'un Gentil-homme doit toûjours mettre entre l'un et l'autre, et la reconnoissance de l'obligation n'efface point en moy le ressentiment de l'injure : mais souffrez que je luy rende icy ce qu'il m'a presté, que je m'acquite sur le champ de la vie que je luy dois par un delay de nostre vengeance, et luy laisse la liberté de joüir durant quelques jours du fruit de son bien-fait.
D. ALONSE. Non, non, c'est hazarder nostre vengeance que de la reculer, et l'occasion de la prendre peut ne plus revenir ; le Ciel nous l'offre icy, c'est à nous d'en profiter. Lors que l'honneur est blessé mortellement, on ne doit point songer à garder aucunes mesures, et si vous repugnez à prester vôtre bras à cette action, vous n'avez qu'à vous retirer, et laisser à ma main la gloire d'un tel sacrifice.
D. CARLOS. De grace, mon frere...
D. ALONSE. Tous ces discours sont superflus ; il faut qu'il meure.
D. CARLOS. Arrestez-vous, dis-je, mon frere, je ne souffriray point du tout qu'on attaque ses jours, et je jure le Ciel que je le défendray icy contre qui que ce soit, et je sçauray luy faire un rempart de cette mesme vie qu'il a sauvée, et pour adresser vos coups, il faudra que vous me perciez.
D. ALONSE. Quoy vous prenez le party de nostre Ennemy contre moy, et loin d'estre saisi à son aspect des mesmes transports que je sens, vous faites voir pour luy des sentimens pleins de douceur ?
D. CARLOS. Mon frere, montrons de la moderation dans une action legitime, et ne vangeons point nostre honneur avec cét emportement que vous témoignez. Ayons du coeur dont nous soyons les maîtres, une valeur qui n'ait rien de farouche, et qui se porte aux choses par une pure deliberation de nostre raison, et non point par le mouvement d'une aveugle colere. Je ne veux point, mon frere, demeurer redevable à mon Ennemy, et je luy ay une obligation dont il faut que je m'acquite avant toute chose. Nostre vangeance pour estre differée n'en sera pas moins éclatante ; au contraire, elle en tirera de l'avantage, et cette occasion de l'avoir pû prendre, la fera paroistre plus juste aux yeux de tout le monde.
D. ALONSE. O l'étrange foiblesse, et l'aveuglement effroyable, d'hazarder ainsi les interests de son honneur pour la ridicule pensée d'une obligation chimerique !
D. CARLOS. Non, mon frere, ne vous mettez pas en peine ; si je fais une faute, je sçauray bien la reparer, et je me charge de tout le soin de nostre honneur, je sçay à quoy il nous oblige, et cette suspension d'un jour que ma reconnoissance luy demande, ne fera qu'augmenter l'ardeur que j'ay de le satisfaire. D. Juan, vous voyez que j'ay soin de vous rendre le bien que j'ay receu de vous, et vous devez par là juger du reste, croire que je m'acquite avec mesme chaleur de ce que je dois, et que je ne seray pas moins exact à vous payer l'injure que le bien-fait. Je ne veux point vous obliger icy à expliquer vos sentimens, et je vous donne la liberté de penser à loisir aux resolutions que vous avez à prendre. Vous connoissez assez la grandeur de l'offence que vous nous avez faite, et je vous fais juge vous mesme des reparations qu'elle demande. Il est des moyens doux pour nous satisfaire ; il en est de violens et de sanglans ; mais enfin, quelque choix que vous fassiez, vous m'avez donné parole de me faire faire raison par D. Juan, songez à me la faire, je vous prie, et vous ressouvenez que hors d'icy je ne dois plus qu'à mon honneur.
D. JUAN. Je n'ay rien exigé de vous, et vous tiendray ce que j'ay promis.
D. CARLOS. Allons, mon frere, un moment de douceur ne fait aucune injure à la severité de nostre devoir.
SCÈNE V.
D. JUAN, SGANARELLE.
D. JUAN. Hola, hé, Sganarelle.
SGANARELLE. Plaist-il ?
D. JUAN. Comment, coquin, tu fuis quand on m'attaque ?
SGANARELLE. Pardonnez-moy, Monsieur, je viens seulement d'icy prés, je croy que cet habit est purgatif, et que c'est prendre medecine que de le porter.
D. JUAN. Peste soit l'insolent, couvre au moins ta poltronnerie d'un voile plus honneste, sçais-tu bien qui est celuy à qui j'ay sauvé la vie ?
SGANARELLE. Moy ? non.
D. JUAN. C'est un frere d'Elvire.
SGANARELLE. Un...
D. JUAN. Il est assez honneste homme, il en a bien usé, et j'ay regret d'avoir démêlé avec luy.
SGANARELLE. Il vous seroit aisé de pacifier toutes choses.
D. JUAN. Oüy, mais ma passion est usée pour D. Elvire, et l'engagement ne compatit point avec mon humeur. J'aime la liberté en amour, tu le sçais, et je ne sçaurois me resoudre à renfermer mon coeur entre quatre murailles. Je te l'ay dit vingt fois, j'ay une pente naturelle à me laisser aller à tout ce qui m'attire. Mon coeur est à toutes les belles, et c'est à elles à le prendre tour à tour, et à le garder tant qu'elles le pourront. Mais quel est le superbe Edifice que je vois entre ces arbres ?
SGANARELLE. Vous ne le sçavez pas ?
D. JUAN. Non vraiment.
SGANARELLE. Bon, c'est le Tombeau que le Commandeur faisoit faire lors que vous le tuastes.
D. JUAN. Ah, tu as raison, je ne sçavois pas que c'estoit de ce costé-cy qu'il estoit. Tout le monde m'a dit des merveilles de cét ouvrage, aussi bien que de la statuë du Commandeur, et j'ay envie de l'aller voir.
SGANARELLE. Monsieur, n'allez point là.
D. JUAN. Pourquoy ?
SGANARELLE. Cela n'est pas civil d'aller voir un homme que vous avez tué.
D. JUAN. Au contraire, c'est une visite dont je luy veux faire civilité, et qu'il doit recevoir de bonne grace, s'il est galant homme, allons, entrons dedans.
(Le Tombeau s'ouvre, où l'on voit un superbe Mausolée, et la Statuë du Commandeur.)
SGANARELLE. Ah, que cela est beau ! les belles Statuës ! le beau marbre ! les beaux pilliers ! ah, que cela est beau, qu'en dites-vous, Monsieur ?
D. JUAN. Qu'on ne peut voir aller plus loin l'ambition d'un homme mort, et ce que je trouve admirable, c'est qu'un homme qui s'est passé durant sa vie d'une assez simple demeure, en veüille avoir une si magnifique pour quand il n'en a plus que faire.
SGANARELLE. Voicy la Statuë du Commandeur.
D. JUAN. Parbleu, le voila bon avec son habit d'Empereur Romain.
SGANARELLE. Ma foy, Monsieur, voila qui est bien fait. Il semble qu'il est en vie, et qu'il s'en va parler. Il jette des regards sur nous qui me feroient peur si j'estois tout seul, et je pense qu'il ne prend pas plaisir de nous voir.
D. JUAN. Il auroit tort, et ce seroit mal recevoir l'honneur que je luy fais. Demande-luy s'il veut venir souper avec moy.
SGANARELLE. C'est une chose dont il n'a pas besoin, je croy.
D. JUAN. Demande-luy, te dis-je.
SGANARELLE. Vous moquez-vous ? Ce seroit estre fou que d'aller parler à une Statuë.
D. JUAN. Fais ce que je te dis.
SGANARELLE. Quelle bizarrerie ! Seigneur Commandeur... je ry de ma sottise, mais c'est mon Maître qui me la fait faire. Seigneur Commandeur, mon Maître D. Juan vous demande si vous voulez luy faire l'honneur de venir souper avec luy. (La Statuë baisse la teste.) Ha !
D. JUAN. Qu'est-ce ? qu'as-tu ? dy donc, veux-tu parler ?
SGANARELLE fait le mesme signe que luy a fait la Statuë, et baisse la teste. La Statuë...
D. JUAN. Et bien, que veux-tu dire, traistre ?
SGANARELLE. Je vous dis que la Statuë...
D. JUAN. Et bien, la Statuë ? je t'assomme si tu ne parles.
SGANARELLE. La Statuë m'a fait signe.
D. JUAN. La peste le coquin.
SGANARELLE. Elle m'a fait signe, vous dis-je, il n'est rien de plus vray. Allez-vous-en luy parler vous-mesme pour voir ; peut-estre...
D. JUAN. Viens, Maraut, viens, je te veux bien faire toucher au doigt ta poltronnerie, prends garde. Le Seigneur Commandeur voudroit-il venir souper avec moy ?
(La Statuë baisse encore la teste.)
SGANARELLE. Je ne voudrois pas en tenir dix pistolles. Et bien, Monsieur ?
D. JUAN. Allons, sortons d'icy.
SGANARELLE. Voila de mes esprits forts qui ne veulent rien croire.
ACTE IV -----------
SCÈNE PREMIERE - D. JUAN, SGANARELLE.
D. JUAN. Quoy qu'il en soit, laissons cela, c'est une bagatelle, et nous pouvons avoir esté trompez par un faux jour, ou surpris de quelque vapeur qui nous ait troublé la veuë.
SGANARELLE. Eh, Monsieur, ne cherchez point à démentir ce que nous avons veu des yeux que voila. Il n'est rien de plus veritable que ce signe de teste, et je ne doute point que le Ciel scandalizé de vostre vie, n'ait produit ce miracle pour vous convaincre, et pour vous retirer de...
D. JUAN. Ecoute. Si tu m'importunes davantage de tes sottes moralitez, si tu me dis encore le moindre mot là-dessus, je vais appeller quelqu'un, demander un nerf de boeuf, te faire tenir par trois ou quatre, et te roüer de mille coups. M'entens-tu bien ?
SGANARELLE. Fort bien, Monsieur, le mieux du monde, vous vous expliquez clairement, c'est ce qu'il y a de bon en vous, que vous n'allez point chercher de détours, vous dites les choses avec une netteté admirable.
D. JUAN. Allons, qu'on me fasse souper le plûtost que l'on pourra. Une chaise, petit garçon.
SCÈNE II - D. JUAN, LA VIOLETTE, SGANARELLE.
LA VIOLETTE. Monsieur, voila vostre Marchand, Monsieur Dimanche, qui demande à vous parler.
SGANARELLE. Bon, voila ce qu'il nous faut qu'un compliment de creancier. De quoy s'avise-t-il de nous venir demander de l'argent, et que ne luy disois-tu que Monsieur n'y est pas ?
LA VIOLETTE. Il y a trois quarts d'heure que je luy dis, mais il ne veut pas le croire, et s'est assis là-dedans pour attendre.
SGANARELLE. Qu'il attende tant qu'il voudra.
D. JUAN. Non, au contraire, faites-le entrer, c'est une fort mauvaise politique que de se faire celer aux creanciers. Il est bon de les payer de quelque chose, et j'ay le secret de les renvoyer satisfaits sans leur donner un double.
SCÈNE III - D. JUAN, Mr DIMANCHE, SGANARELLE, Suite.
D. JUAN faisant de grandes civilitez. Ah, Monsieur Dimanche, approchez. Que je suis ravy de vous voir, et que je veux de mal à mes gens de ne vous pas faire entrer d'abord ! J'avois donné ordre qu'on ne me fist parler personne, mais cét ordre n'est pas pour vous, et vous estes en droit de ne trouver jamais de porte fermée chez moy.
Mr DIMANCHE. Monsieur, je vous suis fort obligé.
D. JUAN parlant à ses Laquais. Parbleu, coquins, je vous apprendray à laisser Monsieur Dimanche dans une antichambre, et je vous feray connoistre les gens.
Mr DIMANCHE. Monsieur, cela n'est rien.
D. JUAN. Comment ? vous dire que je n'y suis pas, à Monsieur Dimanche, au meilleur de mes amis ?
Mr DIMANCHE. Monsieur, je suis vostre serviteur. J'estois venu...
D. JUAN. Allons, viste, un siege pour Monsieur Dimanche.
Mr DIMANCHE. Monsieur, je suis bien comme cela.
D. JUAN. Point, point, je veux que vous soyez assis contre moy.
Mr DIMANCHE. Cela n'est point necessaire.
D. JUAN. Ostez ce pliant, et apportez un fauteüil.
Mr DIMANCHE. Monsieur, vous vous moquez, et...
D. JUAN. Non, non, je sçay ce que je vous doy, et je ne veux point qu'on mette de difference entre nous deux.
Mr DIMANCHE. Monsieur...
D. JUAN. Allons, asseyez-vous.
Mr DIMANCHE. Il n'est pas besoin, Monsieur, et je n'ay qu'un mot à vous dire. J'estois...
D. JUAN. Mettez-vous là, vous dis-je.
Mr DIMANCHE. Non, Monsieur, je suis bien, je viens pour...
D. JUAN. Non, je ne vous écoute point si vous n'estes assis.
Mr DIMANCHE. Monsieur, je fais ce que vous voulez. Je...
D. JUAN. Parbleu, Monsieur Dimanche, vous vous portez bien.
Mr DIMANCHE. Oüy, Monsieur, pour vous rendre service. Je suis venu...
D. JUAN. Vous avez un fonds de santé admirable, des levres fraisches, un teint vermeil, et des yeux vifs.
Mr DIMANCHE. Je voudrois bien...
D. JUAN. Comment se porte Madame Dimanche, vostre Epouse ?
Mr DIMANCHE. Fort bien, Monsieur, Dieu mercy.
D. JUAN. C'est une brave femme.
Mr DIMANCHE. Elle est vostre servante, Monsieur. Je venois...
D. JUAN. Et vostre petite fille Claudine, comment se porte-t-elle ?
Mr DIMANCHE. Le mieux du monde.
D. JUAN. La jolie petite fille que c'est ! je l'aime de tout mon coeur.
Mr DIMANCHE. C'est trop d'honneur que vous luy faites, Monsieur. Je vous...
D. JUAN. Et le petit Colin fait-il toûjours bien du bruit avec son tambour ?
Mr DIMANCHE. Toûjours de mesme, Monsieur. Je...
D. JUAN. Et vostre petit chien Brusquet ? gronde-t-il toûjours aussi fort, et mord-il toûjours bien aux jambes les gens qui vont chez vous ?
Mr DIMANCHE. Plus que jamais, Monsieur, et nous ne sçaurions en chevir.
D. JUAN. Ne vous estonnez pas si je m'informe des nouvelles de toute la famille, car j'y prends beaucoup d'interest.
Mr DIMANCHE. Nous vous sommes, Monsieur, infiniment obligez. Je...
D. JUAN lui tendant la main. Touchez donc là, Monsieur Dimanche. Estes-vous bien de mes amis ?
Mr DIMANCHE. Monsieur, je suis vostre serviteur.
D. JUAN. Parbleu, je suis à vous de tout mon coeur.
Mr DIMANCHE. Vous m'honorez trop. Je...
D. JUAN. Il n'y a rien que je ne fisse pour vous.
Mr DIMANCHE. Monsieur, vous avez trop de bonté pour moy.
D. JUAN. Et cela sans interest, je vous prie de le croire.
Mr DIMANCHE. Je n'ay point merité cette grace assurément, mais, Monsieur...
D. JUAN. Oh çà, Monsieur Dimanche, sans façon, voulez-vous souper avec moy ?
Mr DIMANCHE. Non, Monsieur, il faut que je m'en retourne tout à l'heure. Je...
D. JUAN se levant. Allons, viste un flambeau pour conduire Monsieur Dimanche, et que quatre ou cinq de mes gens prennent des mousquetons pour l'escorter.
Mr DIMANCHE se levant de mesme. Monsieur, il n'est pas necessaire, et je m'en iray bien tout seul. Mais... Sganarelle oste les sieges promptement.
D. JUAN. Comment ? je veux qu'on vous escorte, et je m'interesse trop à vostre personne, je suis vostre serviteur, et de plus vostre debiteur.
Mr DIMANCHE. Ah, Monsieur...
D. JUAN. C'est une chose que je ne cache pas, et je le dis à tout le monde.
Mr DIMANCHE. Si...
D. JUAN. Voulez-vous que je vous reconduise ?
Mr DIMANCHE. Ah, Monsieur, vous vous moquez. Monsieur...
D. JUAN. Embrassez-moy donc, s'il vous plaist, je vous prie encore une fois d'estre persuadé que je suis tout à vous, et qu'il n'y a rien au monde que je ne fisse pour vostre service.
(Il sort.)
SGANARELLE. Il faut avoüer que vous avez en Monsieur un homme qui vous aime bien.
Mr DIMANCHE. Il est vray, il me fait tant de civilitez et tant de complimens que je ne sçaurois jamais luy demander de l'argent.
SGANARELLE. Je vous assure que toute sa maison periroit pour vous, et je voudrois qu'il vous arrivast quelque chose, que quelqu'un s'avisast de vous donner des coups de baston, vous verriez de quelle maniere...
Mr DIMANCHE. Je le croy, mais, Sganarelle, je vous prie de luy dire un petit mot de mon argent.
SGANARELLE. Oh, ne vous mettez pas en peine. Il vous payera le mieux du monde.
Mr DIMANCHE. Mais vous, Sganarelle, vous me devez quelque chose en vostre particulier.
SGANARELLE. Fy, ne parlez pas de cela.
Mr DIMANCHE. Comment ? je...
SGANARELLE. Ne sçais-je pas bien que je vous dois.
Mr DIMANCHE. Oüy, mais...
SGANARELLE. Allons, Monsieur Dimanche, je vais vous éclairer.
Mr DIMANCHE. Mais mon argent...
SGANARELLE prenant Monsieur Dimanche par le bras. Vous moquez-vous ?
Mr DIMANCHE. Je veux...
SGANARELLE le tirant. Eh.
Mr DIMANCHE. J'entends...
SGANARELLE le poussant. Bagatelles.
Mr DIMANCHE. Mais...
SGANARELLE le poussant. Fy.
Mr DIMANCHE. Je...
SGANARELLE le poussant tout à fait hors du Theatre. Fy, vous dis-je.
SCÈNE IV- D. LOUIS, D. JUAN, LA VIOLETTE, SGANARELLE.
LA VIOLETTE. Monsieur, voila Monsieur vostre pere.
D. JUAN. Ah, me voicy bien, il me falloit cette visite pour me faire enrager.
D. LOUIS. Je vois bien que je vous embarasse, et que vous vous passeriez fort aisement de ma venuë. A dire vray, nous nous incommodons estrangement l'un et l'autre, et si vous estes las de me voir, je suis bien las aussi de vos déportemens. Helas, que nous sçavons peu ce que nous faisons, quand nous ne laissons pas au Ciel le soin des choses qu'il nous faut, quand nous voulons estre plus avisez que luy, et que nous venons à l'importuner par nos souhaits aveugles, et nos demandes inconsiderées ! J'ay souhaité un fils avec des ardeurs nompareilles, je l'ay demandé sans relasche avec des transports incroyables, et ce fils que j'obtiens, en fatiguant le Ciel de voeux, est le chagrin et le supplice de cette vie mesme dont je croyois qu'il devoit estre la joie et la consolation. De quel oeil, à vostre avis, pensez-vous que je puisse voir cét amas d'actions indignes dont on a peine aux yeux du monde d'adoucir le mauvais visage, cette suite continuelle de méchantes affaires, qui nous reduisent à toutes heures à lasser les bontez du Souverain, et qui ont épuisé auprés de luy le merite de mes services, et le credit de mes amis ? ah, quelle bassesse est la vostre ! ne rougissez-vous point de meriter si peu vostre naissance ? estes-vous en droit, dites-moy, d'en tirer quelque vanité ? Et qu'avez-vous fait dans le monde pour estre Gentilhomme ? croyez-vous qu'il suffise d'en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d'estre sorty d'un sang noble, lors que nous vivons en infames ? non, non, la naissance n'est rien où la vertu n'est pas. Aussi nous n'avons part à la gloire de nos Ancestres, qu'autant que nous nous efforçons de leur ressembler, et cét éclat de leurs actions qu'ils répandent sur nous, nous impose un engagement de leur faire le mesme honneur, de suivre les pas qu'ils nous tracent, et de ne point degenerer de leurs vertus, si nous voulons estre estimez leurs veritables descendans. Ainsi vous descendez en vain des Ayeux dont vous estes né, ils vous desavoüent pour leur sang, et tout ce qu'ils ont fait d'illustre ne vous donne aucun avantage, au contraire, l'éclat n'en rejallit sur vous qu'à vostre deshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux yeux d'un chacun la honte de vos actions. Apprenez enfin qu'un Gentilhomme qui vit mal, est un monstre dans la nature, que la vertu est le premier titre de Noblesse, que je regarde bien moins au nom qu'on signe, qu'aux actions qu'on fait, et que je ferois plus d'estat du fils d'un Crocheteur, qui seroit honneste homme, que du fils d'un Monarque qui vivroit comme vous.
D. JUAN. Monsieur, si vous estiez assis, vous en seriez mieux pour parler.
D. LOUIS. Non, insolent, je ne veux point m'asseoir, ny parler davantage, et je vois bien que toutes mes paroles ne font rien sur ton ame ; mais sçache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions, que je sçauray, plustost que tu ne penses, mettre une borne à tes déreglemens, prevenir sur toy le courroux du Ciel, et laver par ta punition la honte de t'avoir fait naistre.
(Il sort.)
SCÈNE V - D. JUAN, SGANARELLE.
D. JUAN. Eh, mourez le plûtost que vous pourrez, c'est le mieux que vous puissiez faire. Il faut que chacun ait son tour, et j'enrage de voir des peres qui vivent autant que leurs fils.
(Il se met dans son fauteüil.)
SGANARELLE. Ah, Monsieur, vous avez tort.
D. JUAN. J'ay tort ?
SGANARELLE. Monsieur...
D. JUAN se leve de son siege. J'ay tort ?
SGANARELLE. Oüy, Monsieur, vous avez tort d'avoir souffert ce qu'il vous a dit, et vous le deviez mettre dehors par les épaules. A-t-on jamais rien veu de plus impertinent ? un pere venir faire des remontrances à son fils, et luy dire de corriger ses actions, de se ressouvenir de sa naissance, de mener une vie d'honneste homme, et cent autres sottises de pareille nature. Cela se peut-il souffrir à un homme comme vous, qui sçavez comme il faut vivre ? J'admire votre patience, et si j'avois esté en vostre place, je l'aurois envoyé promener. O complaisance maudite, à quoy me reduis-tu !
D. JUAN. Me fera-t-on souper bien-tost ?
SCÈNE VI - D. JUAN, D. ELVIRE, RAGOTIN, SGANARELLE.
RAGOTIN. Monsieur, voicy une Dame voilée qui vient vous parler.
D. JUAN. Que pourroit-ce estre ?
SGANARELLE. Il faut voir.
D. ELVIRE. Ne soyez point surpris, D. Juan, de me voir à cette heure et dans cét équipage. C'est un motif pressant qui m'oblige à cette visite, et ce que j'ay à vous dire ne veut point du tout de retardement. Je ne viens point icy pleine de ce couroux que j'ay tantost fait éclater, et vous me voyez bien changée de ce que j'estois ce matin. Ce n'est plus cette D. Elvire qui faisoit des voeux contre vous, et dont l'ame irritée ne jettoit que menaces, et ne respiroit que vangeance. Le Ciel a banny de mon ame toutes ces indignes ardeurs que je sentois pour vous, tous ces transports tumultueux d'un attachement criminel, tous ces honteux emportemens d'un amour terrestre et grossier, et il n'a laissé dans mon coeur pour vous qu'une flâme épurée de tout le commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout, qui n'agit point pour soy, et ne se met en peine que de vostre interest.
D. JUAN à Sganarelle. Tu pleures, je pense.
SGANARELLE. Pardonnez-moy.
D. ELVIRE. C'est ce parfait et pur amour qui me conduit icy pour vostre bien, pour vous faire part d'un avis du Ciel, et tâcher de vous retirer du precipice où vous courez. Oüy, D. Juan, je sçay tous les déreglemens de vostre vie, et ce mesme Ciel qui m'a touché le coeur, et fait jetter les yeux sur les égaremens de ma conduite, m'a inspiré de vous venir trouver, et de vous dire de sa part que vos offences ont épuisé sa misericorde, que sa colere redoutable est preste de tomber sur vous, qu'il est en vous de l'éviter par un prompt repentir, et que peut-estre vous n'avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus grand de tous les malheurs. Pour moy, je ne tiens plus à vous par aucun attachement du monde. Je suis revenuë, graces au Ciel, de toutes mes foles pensées, ma retraite est resoluë, et je ne demande qu'assez de vie pour pouvoir expier la faute que j'ay faite, et meriter par une austere penitence le pardon de l'aveuglement où m'ont plongée les transports d'une passion condamnable ; mais dans cette retraite, j'aurois une douleur extrême qu'une personne que j'ay cherie tendrement, devînt un exemple funeste de la Justice du Ciel, et ce me sera une joye incroyable, si je puis vous porter à détourner de dessus vostre teste l'épouvantable coup qui vous menace. De grace, D. Juan, accordez-moy pour derniere faveur cette douce consolation, ne me refusez point vostre salut, que je vous demande avec larmes, et si vous n'estes point touché de vostre interest, soyez-le au moins de mes prieres, et m'épargnez le cruel déplaisir de vous voir condamner à des supplices éternels.
SGANARELLE. Pauvre femme !
D. ELVIRE. Je vous ay aimé avec une tendresse extréme, rien au monde ne m'a esté si cher que vous, j'ay oublié mon devoir pour vous, j'ay fait toutes choses pour vous, et toute la recompense que je vous en demande, c'est de corriger vostre vie, et de prevenir vostre perte. Sauvez-vous, je vous prie, ou pour l'amour de vous, ou pour l'amour de moy. Encore une fois, D. Juan, je vous le demande avec larmes, et si ce n'est assez des larmes d'une personne que vous avez aimée, je vous en conjure par tout ce qui est le plus capable de vous toucher.
SGANARELLE. Coeur de tigre !
D. ELVIRE. Je m'en vais aprés ce discours, et voila tout ce que j'avois à vous dire.
D. JUAN. Madame, il est tard, demeurez icy, on vous y logera le mieux qu'on pourra.
D. ELVIRE. Non, D. Juan, ne me retenez pas davantage.
D. JUAN. Madame, vous me ferez plaisir de demeurer, je vous assure.
D. ELVIRE. Non, vous dis-je, ne perdons point de temps en discours superflus, laissez-moy viste aller, ne faites aucune instance pour me conduire, et songez seulement à profiter de mon avis.
SCÈNE VII - D. JUAN, SGANARELLE, Suite.
D. JUAN. Sçais-tu bien que j'ay encore senty quelque peu d'émotion pour elle, que j'ay trouvé de l'agrément dans cette nouveauté bizarre, et que son habit negligé, son air languissant, et ses larmes ont réveillé en moy quelques petits restes d'un feu éteint.
SGANARELLE. C'est à dire que ses paroles n'ont fait aucun effet sur vous.
D. JUAN. Viste à souper.
SGANARELLE. Fort bien.
D. JUAN se mettant à table. Sganarelle, il faut songer à s'amender pourtant.
SGANARELLE. Oüy dea.
D. JUAN. Oüy, ma foy, il faut s'amender, encore vingt ou trente ans de cette vie cy, et puis nous songerons à nous.
SGANARELLE. Oh.
D. JUAN. Qu'en dis-tu ?
SGANARELLE. Rien, voila le soupé.
(Il prend un morceau d'un des plats qu'on apporte, et le met dans sa bouche.)
D. JUAN. Il me semble que tu as la joüe enflée, qu'est-ce que c'est ? parle donc, qu'as-tu là ?
SGANARELLE. Rien.
D. JUAN. Montre un peu, parbleu c'est une fluxion qui luy est tombée sur la joüe, viste une lancette pour percer cela. Le pauvre garçon n'en peut plus, et cét abcez le pourroit étouffer, attends, voyez comme il estoit meur. Ah, coquin que vous estes.
SGANARELLE. Ma foy, Monsieur, je voulois voir si vostre Cuisinier n'avoit point mis trop de sel, ou trop de poivre.
D. JUAN. Allons, mets-toy là, et mange. J'ay affaire de toy quand j'auray soupé, tu as faim à ce que je voy ?
SGANARELLE se met à table. Je le croy bien, Monsieur, je n'ay point mangé depuis ce matin. Tastez de cela, voila qui est le meilleur du monde.
(Un laquais oste les assiettes de Sganarelle d'abord qu'il y a dessus à manger.)
Mon assiette, mon assiette. Tout doux, s'il vous plaist. Vertubleu, petit Compere, que vous estes habile à donner des assiettes nettes, et vous, petit la Violette, que vous sçavez presenter à boire à propos.
(Pendant qu'un laquais donne à boire à Sganarelle, l'autre laquais oste encore son assiette.)
D. JUAN. Qui peut fraper de cette sorte ?
SGANARELLE. Qui diable nous vient troubler dans nostre repas ?
D. JUAN. Je veux souper en repos au moins, et qu'on ne laisse entrer personne.
SGANARELLE. Laissez-moy faire, je m'y en vais moy-mesme.
D. JUAN. Qu'est-ce donc ? qu'y a-t-il ?
SGANARELLE baissant la teste comme a fait la Statuë. Le... qui est là !
D. JUAN. Allons voir, et montrons que rien ne me sçauroit ébranler.
SGANARELLE. Ah, pauvre Sganarelle, où te cacheras-tu ?
SCÈNE VIII - D. JUAN, LA STATUE DU COMMANDEUR qui vient se mettre à table, SGANARELLE, Suite.
D. JUAN. Une chaise et un couvert, viste donc ! (A Sganarelle.) Allons, mets-toy à table.
SGANARELLE. Monsieur, je n'ay plus de faim.
D. JUAN. Mets-toy là, te dis-je. A boire. A la santé du Commandeur, je te la porte, Sganarelle. Qu'on luy donne du vin.
SGANARELLE. Monsieur, je n'ay pas soif.
D. JUAN. Bois et chante ta chanson pour regaler le Commandeur.
SGANARELLE. Je suis enrumé, Monsieur.
D. JUAN. Il n'importe, allons. Vous autres venez, accompagnez sa voix.
LA STATUE. D. Juan, c'est assez, je vous invite à venir demain souper avec moy, en aurez-vous le courage ?
D. JUAN. Oüy, j'iray accompagné du seul Sganarelle.
SGANARELLE. Je vous rends grace, il est demain jeusne pour moy.
D. JUAN à Sganarelle. Prends ce flambeau.
LA STATUE. On n'a pas besoin de lumiere, quand on est conduit par le Ciel.
ACTE V ----------
SCÈNE PREMIERE - D. LOUIS, D. JUAN, SGANARELLE.
D. LOUIS. Quoy, mon fils, seroit-il possible que la bonté du Ciel eust exaucé mes voeux ? Ce que vous me dites est-il bien vray ? ne m'abusez-vous point d'un faux espoir, et puis-je prendre quelque assurance sur la nouveauté surprenante d'une telle conversion ?
D. JUAN faisant l'hipocrite. Oüy, vous me voyez revenu de toutes mes erreurs, je ne suis plus le mesme d'hier au soir, et le Ciel tout d'un coup a fait en moy un changement qui va surprendre tout le monde. Il a touché mon ame, et dessillé mes yeux, et je regarde avec horreur le long aveuglement où j'ay esté et les désordres criminels de la vie que j'ay menée. J'en repasse dans mon esprit toutes les abominations, et m'estonne comme le Ciel les a pû souffrir si long-temps et n'a pas vingt fois sur ma teste laissé tomber les coups de sa Justice redoutable. Je voy les graces que sa bonté m'a faites en ne me punissant point de mes crimes, et je pretends en profiter comme je doy, faire éclater aux yeux du monde un soudain changement de vie, reparer par là le scandale de mes actions passées, et m'efforcer d'en obtenir du Ciel une pleine remission. C'est à quoy je vais travailler, et je vous prie, Monsieur, de vouloir bien contribuer à ce dessein, et de m'aider vous mesme à faire choix d'une personne qui me serve de guide, et sous la conduite de qui je puisse marcher seurement dans le chemin où je m'en vais entrer.
D. LOUIS. Ah, mon fils, que la tendresse d'un pere est aisément rappellée, et que les offences d'un fils s'évanoüissent viste au moindre mot de repentir ! Je ne me souviens plus déja de tous les déplaisirs que vous m'avez donnez, et tout est effacé par les paroles que vous venez de me faire entendre. Je ne me sens pas, je l'avoüe, je jette des larmes de joye, tous mes voeux sont satisfaits, et je n'ay plus rien desormais à demander au Ciel. Embrassez-moy, mon fils, et persistez, je vous conjure, dans cette loüable pensée. Pour moy, j'en vais tout de ce pas porter l'heureuse nouvelle à vostre mere, partager avec elle les doux transports du ravissement où je suis, et rendre grace au Ciel des saintes resolutions qu'il a daigné vous inspirer.
SCÈNE II - D. JUAN, SGANARELLE.
SGANARELLE. Ah, Monsieur, que j'ay de joye de vous voir converty ! il y a long-temps que j'attendois cela, et voila, grace au Ciel, tous mes souhaits accomplis.
D. JUAN. La peste le benest.
SGANARELLE. Comment, le benest ?
D. JUAN. Quoy ? tu prends pour de bon argent ce que je viens de dire, et tu crois que ma bouche estoit d'accord avec mon coeur ?
SGANARELLE. Quoy, ce n'est pas... vous ne... vostre... oh quel homme ! quel homme ! quel homme !
D. JUAN. Non, non, je ne suis point changé, et mes sentimens sont toûjours les mesmes.
SGANARELLE. Vous ne vous rendez pas à la surprenante merveille de cette Statuë mouvante et parlante ?
D. JUAN. Il y a bien quelque chose là-dedans que je ne comprends pas, mais quoy que ce puisse estre, cela n'est pas capable, ny de convaincre mon esprit, ny d'ébranler mon ame, et si j'ay dit que je voulois corriger ma conduite, et me jetter dans un train de vie exemplaire, c'est un dessein que j'ay formé par pure politique, un stratageme utile, une grimace necessaire, où je veux me contraindre pour ménager un pere dont j'ay besoin, et me mettre à couvert du costé des hommes de cent fâcheuses avantures qui pourroient m'arriver. Je veux bien, Sganarelle, t'en faire confidence, et je suis bien-aise d'avoir un témoin du fond de mon ame et des veritables motifs qui m'obligent à faire les choses.
SGANARELLE. Quoy ? vous ne croyez rien du tout, et vous voulez cependant vous eriger en homme de bien ?
D. JUAN. Et pourquoy non ? il y en a tant d'autres comme moy qui se mélent de ce métier, et qui se servent du mesme masque pour abuser le monde.
SGANARELLE. Ah, quel homme ! quel homme !
D. JUAN. Il n'y a plus de honte maintenant à cela, l'Hipocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus, le personnage d'homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu'on puisse joüer aujourd'hui, et la profession d Hipocrite a de merveilleux avantages. C'est un art de qui l'imposture est toûjours respectée, et quoy qu'on la découvre, on n'ose rien dire contr'elle. Tous les autres vices des hommes sont exposez à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement, mais l'Hipocrisie est un vice privilegié, qui de sa main ferme la bouche à tout le monde, et joüit en repos d'une impunité souveraine. On lie à force de grimaces une société étroite avec tous les gens du party ; qui en choque un, se les attire tous sur les bras, et ceux que l'on sçait mesme agir de bonne foy là-dessus, et que chacun connoist pour être veritablement touchez : ceux-là, dis-je, sont toûjours les dupes des autres, ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuyent aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j'en connoisse, qui par ce stratageme ont rhabillé adroitement les desordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et sous cet habit respecté, ont la permission d'estre les plus méchans hommes du monde ? on a beau sçavoir leurs intrigues, et les connoistre pour ce qu'ils sont, ils ne laissent pas pour cela d'estre en credit parmy les gens, et quelque baissement de teste, un soûpir mortifié, et deux roulemens d'yeux rajustent dans le monde tout ce qu'ils peuvent faire. C'est sous cét abry favorable que je veux me sauver et mettre en seureté mes affaires. Je ne quitteray point mes douces habitudes, mais j'auray soin de me cacher, et me divertiray à petit bruit. Que si je viens à estre découvert, je verray sans me remuer prendre mes interests à toute la cabale, et je seray défendu par elle envers, et contre tous. Enfin, c'est là le vray moyen de faire impunément tout ce que je voudray. Je m'érigeray en censeur des actions d'autruy, jugeray mal de tout le monde, et n'auray bonne opinion que de moy. Dés qu'une fois on m'aura choqué tant soit peu, je ne pardonneray jamais, et garderay tout doucement une haine irreconciliable. Je feray le vangeur des interêts du Ciel, et sous ce pretexte commode, je pousseray mes Ennemis, je les accuseray d'impieté, et sçauray déchaîner contr'eux des zelez indiscrets, qui sans connoissance de cause crieront en public contr'eux, qui les accableront d'injures, et les damneront hautement de leur authorité privée. C'est ainsi qu'il faut profiter des foiblesses des hommes, et qu'un sage esprit s'accommode aux vices de son siecle.
SGANARELLE. O Ciel ! qu'entends-je icy ? il ne vous manquoit plus que d'estre Hipocrite pour vous achever de tout point, et voila le comble des abominations. Monsieur, cette derniere cy m'emporte, et je ne puis m'empescher de parler. Faites moy tout ce qu'il vous plaira, batez-moy, assommez-moy de coups, tuez-moy, si vous voulez, il faut que je décharge mon coeur, et qu'en Valet fidele je vous dise ce que je dois. Sçachez, Monsieur, que tant va la cruche à l'eau, qu'enfin elle se brise : et comme dit fort bien cét Auteur que je ne connois pas, l'homme est en ce monde ainsi que l'oiseau sur la branche, la branche est attachée à l'arbre, qui s'attache à l'arbre suit de bons preceptes, les bons preceptes valent mieux que les belles paroles, les belles paroles se trouvent à la Cour. A la Cour sont les Courtisans, les Courtisans suivent la mode, la mode vient de la fantaisie, la fantaisie est une faculté de l'ame, l'ame est ce qui nous donne la vie, la vie finit par la mort, la mort nous fait penser au Ciel, le Ciel est au dessus de la terre, la terre n'est point la mer, la mer est sujette aux orages, les orages tourmentent les vaisseaux, les vaisseaux ont besoin d'un bon pilote, un bon pilote a de la prudence, la prudence n'est point dans les jeunes gens, les jeunes gens doivent obeïssance aux vieux, les vieux ayment les richesses, les richesses font les riches, les riches ne sont pas pauvres, les pauvres ont de la necessité, necessité n'a point de loy, qui n'a point de loy vit en bête brute, et par consequent vous serez damné à tous les Diables.
D. JUAN. O le beau raisonnement !
SGANARELLE. Aprés cela, si vous ne vous rendez, tant pis pour vous.
SCÈNE III - D. CARLOS, D. JUAN, SGANARELLE.
D. CARLOS. Dom Juan, je vous trouve à propos, et suis bien aise de vous parler icy plûtost que chez vous, pour vous demander vos resolutions. Vous sçavez que ce soin me regarde, et que je me suis en vostre presence chargé de cette affaire. Pour moy, je ne le cele point, je souhaite fort que les choses aillent dans la douceur, et il n'y a rien que je ne fasse pour porter vostre esprit à vouloir prendre cette voye, et pour vous voir publiquement confirmer à ma soeur le nom de vostre femme.
D. JUAN d'un ton hipocrite. Helas ! je voudrois bien de tout mon coeur vous donner la satisfaction que vous souhaitez, mais le Ciel s'y oppose directement, il a inspiré à mon ame le dessein de changer de vie, et je n'ay point d'autres pensées maintenant que de quitter entierement tous les attachemens du monde, de me dépoüiller au plûtost de toutes sortes de vanitez, et de corriger desormais par une austere conduite tous les déreglemens criminels où m'a porté le feu d'une aveugle jeunesse.
D. CARLOS. Ce dessein, D. Juan, ne choque point ce que je dis, et la compagnie d'une femme legitime peut bien s'accommoder avec les loüables pensées que le Ciel vous inspire.
D. JUAN. Helas point du tout, c'est un dessein que vostre soeur elle-mesme a pris, elle a resolu sa retraite, et nous avons esté touchez tous deux en mesme temps.
D. CARLOS. Sa retraite ne peut nous satisfaire, pouvant estre imputée au mépris que vous feriez d'elle et de nôtre famille, et nostre honneur demande qu'elle vive avec vous.
D. JUAN. Je vous assure que cela ne se peut, j'en avois pour moy toutes les envies du monde, et je me suis mesme encore aujourd'huy conseillé au Ciel pour cela ; mais lors que je l'ay consulté, j'ay entendu une voix qui m'a dit que je ne devois point songer à vostre soeur, et qu'avec elle assurément je ne ferois point mon salut.
D. CARLOS. Croyez-vous, D. Juan, nous ébloüir par ces belles excuses ?
D. JUAN. J'obeïs à la voix du Ciel.
D. CARLOS. Quoy vous voulez que je me paye d'un semblable discours ?
D. JUAN. C'est le Ciel qui le veut ainsi.
D. CARLOS. Vous aurez fait sortir ma soeur d'un Convent pour la laisser ensuite ?
D. JUAN. Le Ciel l'ordonne de la sorte.
D. CARLOS. Nous souffrirons cette tache en nostre famille ?
D. JUAN. Prenez-vous-en au Ciel.
D. CARLOS. Et quoy toûjours le Ciel ?
D. JUAN. Le Ciel le souhaite comme cela.
D. CARLOS. Il suffit, D. Juan, je vous entends, ce n'est pas icy que je veux vous prendre, et le lieu ne le souffre pas ; mais avant qu'il soit peu, je sçauray vous trouver.
D. JUAN. Vous ferez ce que vous voudrez, vous sçavez que je ne manque point de coeur, et que je sçay me servir de mon épée quand il le faut, je m'en vais passer tout à l'heure dans cette petite ruë écartée qui mene au grand Convent, mais je vous declare pour moy, que ce n'est point moy qui me veux battre, le Ciel m'en défend la pensée, et si vous m'attaquez, nous verrons ce qui en arrivera.
D. CARLOS. Nous verrons, de vray, nous verrons.
SCÈNE IV - D. JUAN, SGANARELLE.
SGANARELLE. Monsieur, quel diable de stile prenez-vous là ? cecy est bien pis que le reste, et je vous aimerois bien mieux encore comme vous estiez auparavant, j'esperois toûjours de vostre salut, mais c'est maintenant que j'en desespere, et je croy que le Ciel qui vous a souffert jusques icy, ne pourra souffrir du tout cette derniere horreur.
D. JUAN. Va, va, le Ciel n'est pas si exact que tu penses, et si toutes les fois que les hommes...
SGANARELLE. Ah, Monsieur, c'est le Ciel qui vous parle, et c'est un avis qu'il vous donne.
D. JUAN. Si le Ciel me donne un avis, il faut qu'il parle un peu plus clairement, s'il veut que je l'entende.
SCÈNE V.
D. JUAN, UN SPECTRE en femme voilée, SGANARELLE.
LE SPECTRE. Dom Juan n'a plus qu'un moment à pouvoir profiter de la misericorde du Ciel, et s'il ne se repent icy, sa perte est resoluë.
SGANARELLE. Entendez-vous, Monsieur ?
D. JUAN. Qui ose tenir ces paroles ? je croy connoistre cette voix.
SGANARELLE. Ha, Monsieur, c'est un Spectre, je le reconnois au marcher.
D. JUAN. Spectre, Fantosme, ou Diable, je veux voir ce que c'est. Le Spectre change de figure, et représente le Temps avec sa faux à la main.
SGANARELLE. O Ciel ! voyez-vous, Monsieur, ce changement de figure ?
D. JUAN. Non, non, rien n'est capable de m'imprimer de la terreur, et je veux éprouver avec mon épée si c'est un corps ou un esprit.
(Le Spectre s'envole dans le temps que D. Juan le veut fraper.)
SGANARELLE. Ah, Monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jettez-vous viste dans le repentir.
D. JUAN. Non, non, il ne sera pas dit, quoy qu'il arrive, que je sois capable de me repentir, allons, suis-moy.
SCÈNE VI - LA STATUE, D. JUAN, SGANARELLE.
LA STATUE. Arrestez, D. Juan, vous m'avez hier donné parole de venir manger avec moy.
D. JUAN. Oüy, où faut-il aller ?
LA STATUE. Donnez-moy la main.
D. JUAN. La voila.
LA STATUE. D. Juan, l'endurcissement au peché traîne une mort funeste, et les graces du Ciel que l'on renvoye, ouvrent un chemin à sa foudre.
D. JUAN. O Ciel, que sens-je ? un feu invisible me brûle, je n'en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent, ah !
(Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur D. Juan, la terre s'ouvre et l'abysme, et il sort de grands feux de l'endroit où il est tombé.)
SGANARELLE. [Ah mes gages ! mes gages !] Voila par sa mort un chacun satisfait, Ciel offencé, Loix violées, filles seduites, familles deshonorées, parens outragez, femmes mises à mal, maris poussez à bout, tout le monde est content ; il n'y a que moy seul de malheureux, qui aprés tant d'années de service, n'ay point d'autre recompense que de voir à mes yeux l'impieté de mon Maître, punie par le plus épouvantable châtiment du monde. [Mes gages, mes gages, mes gages !] ------------------------- FIN DU FICHIER domjuan2 --------------------------------